Je l’ai entendu toute la nuit.
Terrible. Épouvantable. À l’image de la colère.
Fort comme notre foi en Dieu.
Vous aussi. Nous tous l’avons entendu.
Sauf quelques-uns, toujours endormis, toujours dans le déni, satisfaits dans leurs palais qui creusent nos cimetières.
Nous tous l’entendons encore, le cri de l’offensé.
Nous l’avons vue aussi. La vérité tragique de sa mort. La tienne, pas la mienne, Ala’. Toi le deux fois né. Puisqu’en ton sang l’éternité t’attend.
Tu n’étais pas prêt à mourir, non. Ni ta famille ni le Liban à porter ton deuil. Pour qui ? Pour quoi ? Contre qui ? Contre quoi ? Non, rien ne peut justifier ta mort. Ni l’héroïsme ni le sacrifice. Même pas la gloire d’une nation. Même pas la Révolution.
Je l’entends encore, la ville en pleurs. Je la revois tous les jours, notre immense douleur. Sous la pluie ou en plein soleil. Les gens essoufflés, honteusement délaissés, indignement jetés dans les rues, violentés, agressés par des impunis, et pourtant toujours éperdus de paix, d’idéal, de justice, jamais découragés. Aux premières heures je m’étais dit : ça ne peut pas durer ! Cependant, cela dure encore, toujours, du moins longtemps, et il faut apprendre l’endurance, la patience dans l’impatience. Car nous avons affaire au plus tenace des vices : l’ego. La vanité du phallus. L’orgueil de celui ou de ceux qui se prennent pour Dieu, de ceux qui en font des dieux, des idoles, des sauveurs, des prophètes. Ce même orgueil responsable de la chute de Lucifer, ce même orgueil qui siège, aveugle et démesuré parmi des saigneurs de guerre sans pitié et sans cœur.
Je l’entends encore, le cri de l’humilié à qui l’on donne une alternative abominable : la résignation ou l’exil, choisis. Le choix de Sophie. Ma cour ou la potence, ton silence ou une gifle, tes épargnes dans ma poche ou la faillite de tout et de tous, ta misère contre mon trône, ta sujétion partisane ou alors va vivre sur la lune, tu m’applaudis ou tu ne vaux rien, tu te rallies à moi, tu te prostitues ou tu meurs de faim !
Ces mots aussi, je les ai entendus. L’arrogance. L’insulte. Inimaginable.
Et les mots autres, pauvres et nus, si longtemps contenus, si longtemps solitaires. Et tant de malheurs. Et tant de colères.
Ferme les yeux. Ne regarde plus. N’entends plus. Protège-toi. N’écris plus. Tu te fais mal.
Mal ? Est-ce qu’elle a mal la bête clamant une plaie ?
J’ai honte, au contraire, d’avoir si peu mal. Devant les sanglots d’une mère qui perd son enfant, le fils son père, la sœur son frère. J’aurais voulu les prendre dans mes bras, les étreindre, et surtout, m’excuser, m’excuser d’avoir si peu mal.
N’y pense plus. Cela passera. Faisons comme avant. Continuons. Nous sommes habitués. Ainsi va le Liban.
Habitués ?
J’ai honte, au contraire, de faire comme vous, comme si de rien n’était. De la dureté. De la fausseté en toutes choses. Et il m’arrive de me faire pleurer juste « pour me prouver que ma douleur n’est pas une illusion ». Avec Roland Barthes je me dis : « Comme il doit souffrir celui qui n’a pas reçu le don des pleurs ! », lui qui s’en moque, qui ironise, qui méprise le cri de l’humilié.
« Si j’étais feu, je brûlerais. Si j’étais bûcheron, je frapperais. Mais je suis un cœur, j’aime. » Et je pleure. Et je m’unis dans la souffrance, je me raffermis, je reviens à ma terre, plus on m’en chasse et plus j’y reviens, je deviens source, je deviens Mère.
Alors soudain l’expérience de la douleur m’amène à la joie de m’en libérer, de nous libérer tous, en expansion liquide, en peinture sur les murs, en flammes, en prières, en recueillement, en drapeaux rouge et vert, et l’humilié me crie de protester encore, pour lui, en sa mémoire, contre l’injustice, contre la mort, de nous redresser tous ensemble, de croire à la Révolution. Qui tombe sept fois et s’en relève huit.
Photo : By @daayoub
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