Tout le monde l’appelle Frère André. Tout le monde, c’est à dire des milliers de jeunes qui ont passé chez les frères maristes à Jounieh puis à Jbeil et qui l’ont eu comme professeur d’histoire, de littérature, de philosophie, surveillant, conseiller…
Frère André n’a pas besoin de sa (très) grande stature pour s’imposer. Son regard intéressé et vif, son sourire affectueux, son érudition sans cesse réactualisée ont éduqué des générations entières. Mais au-delà de son savoir, c’est surtout son grand humanisme, sa grande ouverture et sa foi inébranlable dépouillée et ancrée dans le quotidien qui impressionne.
Généreux de sa pensée comme de son savoir, Frère André, à 94 ans, semble être un socle inébranlable. Il témoigne de son expérience avec une aisance déroutante. Modeste, mais pourtant très cultivé, il a le don de simplifier les préceptes, de les dénouer et d’attester tout simplement de ce qui est. Et de son bonheur de le vivre.
Quel regard jetez-vous sur votre vie, après avoir tant vécu ?
C’est une vision que je me suis faite de l’action de Dieu dans le monde. La création toute entière vient de Dieu et les éléments qui composent cette création ont été pensés, accueillis par Dieu. Quand je suis venu à la vie, Dieu s’est dit : « Avec celui là, tel que je le vois, je peux faire quelque chose d’intéressant. » Je vois ma vie dans ce regard de Dieu sur moi. De sorte que je n’ai pas d’à priori sur le sens de ma vie. C’est lui qui a voulu que je vive cette vie là. Je l’ai vécue, j’en suis heureux, je suis même très fier, par certains côtés, mais je n’y attache pas un rôle à outrance, il y a des hommes qui ont joué des rôles politiques, historiques, religieux, dont je ne me vois pas porteur.
Vous aviez quel âge quand vous avez été appelé à cette vocation ?
J’avais 10 ans. Un de nos frères avait été directeur d’école de Achkout durant six ans. Il s’occupait d’une cinquantaine d’enfants. Il a fait la guerre de 14-18 et au lieu de revenir s’installer dans son pays il s’est dit qu’il allait parcourir la France pour récolter des vocations pour venir enseigner aux jeunes Libanais qui sortent d’une longue domination musulmane, depuis 636… « Ce serait bien qu’il y ait des gens qui leur apportent un élément d’ouverture, de culture ou une espèce de confrontation de ce qu’ils sont avec ce que nous leur apportons… Nous partageons des mêmes valeurs… »Ils ont tapé son baratin là, au ministère de l’Intérieur, sur une grande carte, et ils l’ont envoyée à travers la France aux grandes familles qui avaient au moins six enfants. Nous étions douze en famille. Sur 300 cartes envoyées, j’ai été le seul à répondre... et pas tout de suite. J’avais 10 ans quand la carte est arrivée.
Vous êtes au Liban depuis l’âge de 10 ans ?
Non, notre maison de formation était en Italie, à côté de Turin, à Baryon (maintenant on les envoie en Espagne). J’y suis allée jusqu’à 14 ans durant mon noviciat et à 15 ans j’étais ici. J’ai toujours été content, non d’un bien que je pourrais faire aux Libanais, mais de l’émerveillement et du plaisir que je trouvais auprès d’eux, de voir leurs yeux briller au fur et à mesure que j’avançais. Je sens cela jusqu’à maintenant.
Vous pensez que c’est dû à votre caractère, à votre talent ?
Mon talent, je ne sais pas si j’en ai. Mais mon caractère, oui. J’aime beaucoup les jeunes, les enfants. J’aime enseigner. L’enseignement est un art théâtral. Toutes mes classes étaient de 40 élèves, pas moins. Je ne me suis jamais assis en classe. J’étais devant. Je n’ai jamais quitté l’ensemble des élèves sans qu’ils ne me regardent. Je ne me suis jamais fâché à proprement parler. Je les regardais fermement. J’établissais une écoute, mais je n’avais pas besoin de recourir à des procédés. Je faisais en sorte que ce que je disais leur plaise et je voyais que ça leur plaisait. Et comme je leur enseignais la littérature française qui est très riche…
Mais vous n’aviez pas vous-mêmes eu le temps d’être formé pour enseigner ?
Quand je suis arrivé non, mais j’ai du attendre après la guerre pour retourner à Lyon, en 1946 jusqu'à 1952, pour faire des licences en littérature, en histoire, en critique biblique.
Vous n’êtes plus dans l’enseignement actuellement. Ça vous coûte un peu ?
Pour autant que je vois que l’enseignement serait mal donné ou que quelqu’un serait désemparé et qu’il ne sache pas à qui se raccrocher pour lui enseigner comment faire. Mais j’aide toujours les professeurs et les élèves.
C’est dur d’être à la retraite ?
Non, je suis sollicité par des gens qui ont besoin de moi. Je suis content qu’ils soient sensibles à ce que je peux leur apporter et je suis heureux de le faire.
Vous ne sentez pas l’âge ?
Non, je ne le sens pas. C’est une grâce de Dieu. J’ai 94 ans. C’est incroyable. Je regarde cela comme une sorte de gentillesse de Dieu. Je l’en remercie.
L’âge n’est pas un poids ?
Pas du tout.
Et cela est dû à quoi ?
C’est une question de gènes. Ma maman est morte à 82 ans. Ma sœur vit seule, à 87 ans, sans avoir besoin d’aide.
Entretient-on sa jeunesse ?
J’essaye, mais je ne vois pas en quoi je fais des efforts particuliers pour l’entretenir. Je marche beaucoup, je monte les escaliers à pied, je m’interdis de prendre les ascenseurs pour me maintenir.
Et votre cerveau ?
Je n’ai pas d’inquiétude jusqu’à maintenant.
Êtes-vous vigilant ?
Très. Je lis beaucoup. Actuellement, un livre de Régis Debray qui commente la vie de Jésus, que son histoire serait pauvre, qu’on n’a rien à se mettre sur la dent…J’aime beaucoup lire ce genre de choses.
Est-ce que cela vous remet en question certaines certitudes ?
Ah non. Du tout !
Votre foi est plus forte que tout ?
Ce n’est pas parce que je veux être plus fort mais parce que j’ai traversé les objections et qu’à chaque fois j’ai trouvé le chemin qui me paraissait leur répondre.
Où vous ressourcez-vous?
J’ai toujours été un très fervent lecteur de tout ce qui touchait les religions. J’ai passé deux ans à Jérusalem chez les Dominicains avec ceux qui s’intéressent à la Bible, notamment avec le frère Benoit, directeur de l’École biblique de Jérusalem. Je lis aussi tout ce qui est contre la religion, Michel Onfray, l’anti-théologie…
Vous avez dû quand même avoir des doutes ?
Je n’ai pas eu de doutes.
Jamais ?
Jamais. J’ai pu avoir à un moment donné non pas des doutes, mais des inquiétudes. Voir comment je vais répondre à une objection comme par exemple que Jésus n’aurait rien fait pendant 30 ans… …
Comment se fait-il que vous n’ayez jamais eu de doutes ?
Ah ça, je ne saurais pas vous dire !
Vous avez connu des échecs ?
Si j’en ai eu, je ne les ai pas vécus comme tel, mais comme des moyens de vivre autrement. Sur le moment je suis surpris de la vigueur de l’attaque, si je peux appeler ça comme ça, mais je trouve toujours la passe par laquelle je vais la dominer. Je me dis : « il doit y avoir une réponse ». Je demande ça à Dieu … et je l’en remercie de me faire trouver.
Vous n’avez pas quand même des moments de découragements ?
Non. Non. J’ai eu ce que je peux appeler des objections devant lesquelles je n’avais pas de réponse… dans les livres ou ailleurs. Il y a toujours moyen de se dire : « voilà, c’est là la solution ».
Est- ce avoir la foi tout simplement ?
Un aveugle pourrait avoir la foi. Non, je ne suis pas un aveugle. Mais j’ai été élevé dans une atmosphère religieuse. Le papa était chantre à l’église… J’entends sa voix… (et il entonne un cantique). J’ai vécu « à l’intérieur » et quand les objections sont venues, j’ai trouvé les réponses immédiatement.
Vous n’avez pas peur de la mort ?
Absolument pas. C’est la porte qui va s’ouvrir sur l’au-delà.
L’abbé Pierre a écrit dans son livre « Le testament »: « On me demande si j’ai peur de mourir, alors que j’ai passé toute ma vie à attendre de voir le Christ » …
Moi je ne vis pas dans l’attente de le voir, mais je sais qu’au bout je vais le voir. Je n’ai aucune appréhension. Je pourrais en avoir si j’avais fait des terreurs dans ma vie ou si je n’avais pas été loyal vis-à-vis de Dieu, mais grâce à Dieu, je n’ai pas fait de choses comme ça.
A quoi renonce-t-on avec l’âge?
Mais à rien.
A certaines certitudes ?
Le papa aurait voulu que je devienne un ecclésiastique et pas seulement un simple frère pour devenir peut-être un jour évêque… Mais moi, ça ne m’a jamais effleuré.
On doit voir les choses différemment à 20 et à 90 ans, non ?
Je vais vous dire que je suis un innocent : j’allais de l’avant, c’est tout.
Vous n’avez pas fait le deuil de quelque chose avec l’âge ?
Non.
Les femmes ?
Les amitiés féminines. Mais elles ne m’ont jamais manquées. J’ai trouvé sur ma route des amitiés fantastiques. Des jeunes filles que je trouve là, je les embrasse, comme si c’était des sœurs, pas de problème.
Et au niveau social, n’avez-vous pas fait le deuil de la sincérité par exemple ?
Non. Je m’explique l’insincérité des autres. J’ai beaucoup lu l’Histoire. Les erreurs que commettent les hommes viennent de leur éducation, de leur milieu. Je trouve les raisons qui les ont amenés à ça. Ça m’aide, ça me permet de dépasser moi aussi, s’il y a quelque chose que je ne comprends pas, je l’attribuerai à une raison.
Vous sentez-vous vieux ?
Non.
Comment vous définirez le vieillissement?
Je ne sais pas. Une perte d’activité physique et mentale. J’ai un confrère qui a 95 ans. Nous avons vécu ensemble depuis 1929. Il n’a aucune objection religieuse ou intellectuelle. Il avance sans réfléchir. Il n’a aucun souci de s’instruire, de prendre un livre pour découvrir quelque chose. Il n’a plus rien. Il n’a plus aucun doute. Je le mets devant la télévision, il s’endort. Il est très diminué.
Le matin qu’est-ce qui vous donne envie de vous lever ?
Je bondis, à 4h du matin, et je commence à balayer les cours. J’ai envie d’avaler la journée… yalla, debout. Je suis très heureux dans ma peau. Ça ne veut pas dire que je ne me repose pas à la fin de la journée. A 10h30 je me couche.
On peut ne pas vieillir ?
D’une certaine façon, oui. Le corps lui-même… Quoique je ne vois pas en quoi mon corps vieillit. Je n’ai plus le corps que j’avais quand j’étais petit… le tissu osseux se modifie… mais avec l’énergie que j’ai, je ne sens pas du tout que j’ai vieilli.
Pensez-vous que les autres vous perçoivent vieux ?
Non. Tout le monde est étonné. On me donne 75 ans.
Et quand vous vous regardez au miroir ?
Ça me fait rigoler.
Comment voyez-vous ceux qui ont votre âge ?
Et bien ça me rend malheureux de ne pas les voir être soucieux de rester vivants. J’avais connu un certain frère qui toute sa vie était tailleur, Frère Emilien. Il est mort à 93 ans. Et quand il a atteint l’âge de la vieillesse, vers 85, 86 ans, qu’il ne pouvait plus travailler de la même façon et surtout qu’on n’avait plus recours à son travail, on achetait tout sur le marché, il m’a dit : « Je ne vais pas rester comme ça sans rien faire. Je vais m’occuper. Vous êtes professeur de littérature française, eh bien je vais vous faire l’histoire de la littérature française depuis ses débuts jusqu’au 20ème siècle ». Et le voilà qui tape sur la machine et sort trois cahiers de toute la littérature. A 87 ans, il avait fini et me dit alors : « Je vais vous faire d’autres sur la philosophie ». Tous les philosophes y ont passés. À 90-91 ans, il descendait, de Amchit à 5km, le matin, avec sa canne, et arrivé ici, il disait : « il faut que vous m’accordiez un petit seven up. » Et quand je lui disais : « vous vous entretenez », il répondait : « adgente punta : il faut réagir ».
Est-ce une astuce pour bien vieillir ?
C’est d’abord se proposer d’avancer, de faire, de répondre à quelque chose. Si quelqu’un un est dans la difficulté, aller à son secours. Si j’attrape un auteur, un livre, je crayonne dans la marge, j’écris : « ah, comment il a dit cette bêtise ! »… Je réagis.
Quel conseil ultime donnerez-vous à un élève ?
Vis. Vivre est un verbe. Rien d’autre : vis.
Ça veut dire quoi vivre ?
Agir, répondre, entreprendre… Tous les verbes actifs, oui.
Mais les générations ont changé, comment voyez-vous ce changement ?
C’est un problème d’ordre historique et politique. Effectivement la génération a augmenté en exigences intellectuelles, sociales, politiques. Par exemple, de notre temps, les élèves ne faisaient pas de la politique. Maintenant, ils sont sollicités par les partis.
Les valeurs se perdent ?
L’Histoire, concernant la permissivité sexuelle, les relations entre garçons et filles, dans leur conduite, dans la perte d’idéaux, a connu des situations pareilles. Au 16ème siècle, le roi Henri III, était une honte pour toute la nation. Un moine dominicain, Jérôme Savonarole, s’était révolté contre le pape et lui avait dit : « vous n’avez pas honte, vous pape, de passer toutes vos nuits avec une concubine et vous, le roi, avec un enfant ? ». Le pape a fait brûler vif le moine. Puis au début du 17ème siècle, il y a eu comme une reprise …Ça ne veut pas dire que cela ne continuait pas, mais des exigences se sont fait sentir. « Tout est permis, mais tout n’est pas bien », comme disait St Paul.
Qu’est ce qui serait sacré ?
Ce qui est sacré, ce sont les attributs de Dieu auxquels on ne fait pas attention. Remplir pleinement ce pourquoi on est là. Tout ce qui est beau, vrai, est en soi sacré. Le sacré c’est le maximum de beauté, d’amitié. Dieu est tout puissant, il est intelligence, beauté, amour. Il y a un don de saisir la profondeur d’un geste qui s’apparente au sacré, cette femme qui a mis deux sous pour faire l’aumône…
En fait, la conversation ne s’est pas arrêtée là. Discuter avec le Frère André c’est boire à une source inépuisable. Être en sa présence est un enseignement de tout instant et sur tout. Il me parlera de François Mitterrand qui avait peur de mourir. De Saint Thomas d’Aquin assis à la table de St Louis qui tape du poing en criant : « j’ai trouvé ». Il me raconte que son nom, est apparenté à celui de Jean baptiste de La Lande, musicien de Louis XIV. Il s’offusque (encore) de Régis Debray, toujours pessimiste, il m’explique pourquoi le chiffre 7 est sacré…
Intarissable, c’est un vrai conteur aux talents (eh oui comme il le disait), théâtraux, qui raconte l’Histoire, les auteurs, les siècles, Dieu et la vie avec une égale sérénité, un bien-être contagieux. A ses côtés, sous le regard d’un Dieu bienveillant, la vie est un long fleuve, généreux, prodigue, enjoué …
A chaque rencontre, Frère André me donne envie de croire que l’éternité devrait s’apparenter à ce long fleuve tranquille.
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