‘‘Il faudra enlever les tapis plus tôt cette année. L’été s’annonce précoce’’.
Cheveux teints, châtain clair, leur sac vide, ou presque, sur les genoux, elles discutent chez le coiffeur, qu’elles fréquentent régulièrement, de la sempiternelle activité printanière : les tapis à taper. Dédaignant les menaces de frappes, la guerre qui gronde aux portes, en jupe droite, sous le genou, souvent en demi-deuil, pour ne pas risquer de froisser quelqu’un, elles s’enquièrent, pour la forme, des dernières nouvelles chez l’épicier qui leur fournit l’édition verbale du journal local.
Il y a comme ça une bordée de femmes identiques à elles-mêmes et à toutes celles qui les ont précédées qui tiennent le coup, en marquant les saisons et en occultant l’actualité. Les enfants sont partis, le mari est mort ou malade et elles, vaillantes, continuent imperturbables, seules ou avec une domestique. Elles font leur marché, leurs courses et tiennent ouvertes des maisons que la guerre a fermées. Selon les milieux, elles se font des petites réunions de cartes ou des rencontres café autour d’un marc qui les émoustillent encore. Elles disent bonjour à tous ceux qu’elles reconnaissent…
Ce qui devient difficile. Les rides ont ravagé tout leur beau monde. Elles, leurs rides ne sourient plus, sauf quand il faut affronter cette machine, leur poumon artificiel, qui les relie à tous ceux qu’elles aiment et qui ne sont plus là. Elles ont appris à manipuler le bidule, allument la caméra et forcent la dose : ‘‘Mais oui, je vais bien. Je ne manque de rien. Oui, bien sûr je vous attends. Ne t’en fais pas, la situation est calme’’.
Sacré machine. Magique qu’ils disent. Elles, elles la trouvent maléfique. C’est qu’ils lui manquent tant. Mais c’est la vie. Résilientes, elle les attend. Chez elles, dans leurs vieux meubles qui les reposent, les sécurisent et leur fait croire que les choses sont toujours pareilles. Mais elles savent que rien n’est plus comme avant. Elles allument bien la télévision, mais ne se retrouvent pas dans les émissions carnavalesques qui pompent les corps, exagèrent les blagues, gonflent des fantoches. Faut croire que dans le bling bling environnant elles sont invisibles. Pourtant elles demeurent.
Ce sont nos tantes, nos mères, nos grand-mères, celles dont les livres ne parlent pas, dont personne ne fait l’éloge et que l’Histoire ne retiendra pas. Mais elles sont là, bienveillantes, généreuses, constantes. Leur cuisine sent bon. Cette odeur d’oignons frits et de lentilles bouillies du vendredi. Aux fêtes, leurs pâtisseries embaument la maison. Elles se penchent difficilement pour contrôler le four, un tablier usé, noué sur cette éternelle robe boutonnée à l’avant avec ses grandes poches. Ce sont elles qui font un pays, une nation, un souvenir, une terre qu’on garde, nostalgique dans le coin d’un cœur qui se durcit ailleurs.
On revient pour les revoir, toujours accueillantes, aimantes. On arrive, on goûte, heureux et quelque peu honteux de ne pas savoir, de ne pas avoir appris, de laisser passer ce qui fait que nous sommes nous. On les embrasse, on les serre, on dit merci et on s’en va.
Elles sont là… mais jusqu’à quand ?
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