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Déniaisement et espérance

29/12/2018|Nicole V.Hamouche

‘‘Du vert, du pain et de l’humain, c’est ce que je nous souhaite pour 2019’’, 
Nicole V.Hamouche

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:
- S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

‘Sans famille’ est sur les écrans à Noël à Paris. Rémi et la bibliothèque rouge me reviennent. Et le pouvoir des rencontres et de la musique. Un saltimbanque musicien fera découvrir à Rémi, la musique, l’amitié et la vie. Si 2018 ne m’a pas apporté de sous ou de confort, elle m’a apporté des rencontres, nombreuses. Avec des êtres de culture, des êtres de lumière, des êtres en mouvement. Des hommes et des femmes, au Liban, en France ou en Méditerranée, sur lesquels j’ai eu envie d’écrire. Certains sur lesquels j’ai écrit, d’autres sur lesquels je ne l’ai pas encore fait, du moins publiquement. De grands entretiens, où on va loin, où on discute, où on cherche à comprendre, des choix artistiques, des choix de vie finalement. Lina Abyad, Walid Tawil, Mireille Maalouf, Lina Ghotmeh, Vénus Khoury Ghata, Karim Nader, Nizar Haddad, Zena El Khalil, Soraya Baghdadi, musicien, metteure en scène, comédienne, architectes, médecin, cinéaste, artiste, écrivaine… que j’ai rencontrés au hasard d’un spectacle, d’une soirée, d’une conférence, de la vie, ici ou ailleurs. Leur engagement, le goût du beau, le courage de creuser, la passion. Passions créatrices, à l’opposé des passions tristes qui dépècent notre pays. 

Oui, il y a du jazz au Liban ; oui il y a du théâtre au Liban… Et oui, il y a des gens qui sont partis mais qui continuent de revenir, de nourrir leur œuvre à la sève du pays ; il y a aussi ceux qui partent sur le tard, sans vraiment jamais partir. Tous quittent le Liban, mais le Liban ne les quitte jamais. Des choix qui nous interrogent ; des parcours qui nous interrogent : ceux qui sont revenus, que seraient-ils devenus s’ils étaient restés ailleurs? Plus célèbres, plus nantis? Ou bien, leur inspiration aurait-elle tari ? Ou encore, aurait-elle été autre ? Seraient-ils devenus « sans famille » comme Rémi ? Ou pas ? La problématique du « makan » et de l’exil me travaille. La parution de «Makan», l’autobiographie d’Emily Nasrallah cette année et la commémoration de l’écrivaine m’ont donné l’occasion de re-visiter l’œuvre de cette femme, indissociable de sa vie ; et la curiosité d’aller me replonger dans d’autres figures de mon pays y compris masculines, anciennes ou plus contemporaines pour me reconnecter à cette terre qui m’échappe tous les jours un peu plus - me faisant m’échapper à moi-même. L’exil s’estompe peut-être en partie quand une connexion se crée avec ces êtres avec qui on partage quelque chose de fort : « le goût de », « le sens de »… ou de manière plus implicite, avec ceux qui nous inspirent d’une façon ou d’une autre: tel homme d’affaires, athlète de haut niveau, qui poursuit une discipline fervente en même temps que son goût pour la littérature et l’écriture ; telle européenne qui a créé une ONG et s’est investie depuis vingt ans, au cœur de la banlieue sud dans un des quartiers les plus délabrés et les plus dénués; tel autre qui a quitté la sphère de la publicité, le monde corporate et l’Arabie Saoudite, pour revenir contribuer, ici en rejoignant une banque alimentaire, pour au final, se réorienter vers l’enseignement scolaire. Il n’a pu tenir son nouveau choix entièrement - la banque alimentaire ne suffisait pas à l’alimenter - il a trouvé une alternative. Déniaisement. Il ne suffit pas de vouloir. 

2018 m’a aussi apporté le déniaisement : on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, quand bien même on le voudrait : une dette publique dont, si on les regarde bien, les intérêts et les chiffres sont effrayants ; une visite au «hay el gharbé», non loin de la Cité Sportive, qui vous jette au visage, en quelques mètre carré tous les défis du Liban. Des DOM – ie des gitans - des syriens, des libanais, qui vivent dans des conditions identiques à celles des camps palestiniens, avec sans doute moins d’aide internationale, parce que sans label officiel pour recevoir dons et soutien institutionnels. Ere des labels, même pour les dons. Capharnaüm de Nadine Labaki n’est pas qu’un film. Il est le réel du Liban : la misère, l’absence d’éducation... J’ai écrit un papier sur la pauvreté : les statistiques et les histoires que j’ai entendues m’ont ôté le goût de la nourriture pendant deux jours. 33% de la population est pauvre vivant avec moins de USD 5 par jour et 10% dans l’extrême pauvreté, selon le PNUD. Loi de la jungle.

Loi de la jungle : je me fais cogner violemment alors que je marche dans la rue, par un motard en sens interdit, qui continue sa route. Même la femme assise derrière lui, ne lui aurait pas demandé de s’arrêter pour voir s’il m’a amochée. Ils fuient. Heureusement, ma jambe n’est pas cassée. Je n’ai pas d’assurance médicale : l’assureur qui a oublié de me relancer pour le renouvellement veut m’appliquer les conditions d’un nouvel assuré - c’est-à-dire quasiment ne rien couvrir pendant un an, sauf les urgences contre une prime de USD 2000. Je me réfère à la Commission de Contrôle des Assurances. Une employée polie et policée fait de son mieux. Pas suffisamment de poigne. Elle ne fait pas le poids devant la puissance et l’avidité des assureurs; un cartel comme d’autres dans le pays face auxquels les bonnes intentions ne suffisent pas. Loi de la jungle. Société des bonnes intentions. Société de consommation à l’extrême : Je prends ton fric puis je te jette. Je te cogne, je te jette ; j’en cognerai une autre, puis je continuerais ma route. Je te désire, je veux m’oublier, je consomme puis je jette.... Déniaisement.

Se réfugier dans la musique, dans Beirut Chants : des concerts gratuits, époustouflants. On écoute des virtuoses. On a du mal à croire qu’on est à Beyrouth. Quelques mètres plus loin et quelques heures auparavant, des gens manifestaient, pour une vie plus décente, plus digne, pour pouvoir joindre les deux bouts. On ne veut pas le voir… Cette cécité me renvoie à Ce pays qui te ressemble, le livre de Tobie Nathan sur l’Egypte du roi Farouk, où tout signalait le délitement à venir ; des signaux dont nul cependant ne faisait cas. Il n’y a pourtant que la lumière, que la lucidité qui permette de sortir du noir, quand bien même elle ferait mal aux yeux un temps. 
Se réfugier dans la musique, se réfugier dans le souvenir de certaines rencontres, insulaires, en Méditerranée, ou tyroliennes. Des histoires comme un conte de Noël : Anna, une italienne qui revient tous les ans dans l’ile et écrit des histoires pour Walt Disney, fait la connaissance à la plage, d’une française plus âgée. Une grande et longue amitié se noue. Au décès inattendu de son amie, Anna apprend par le notaire que celle-ci lui a légué sa maison dans l’ile... Anna me raconte aussi l’histoire, vraie, de la Bouboulina, héroïne nationale qui veille sur l’entrée de l’ile : une femme aux grands yeux pénétrants qui fera face aux attaquants ottomans rameutant toutes les femmes de l’ile qui dresseront les canons, mettront des chapeaux, trompant l’ennemi qui venait par la mer et tireront sur lui. Il fera marche arrière. Au pays de Heidi, dans ma retraite tyrolienne, ma rencontre sera assurément avec les arbres, les lacs mais surtout avec ce stratège de Greenpeace; cette boulangère passionnée reconvertie du monde des études anthropologiques; cette femme médecin qui explore d’autres voies que celles de la science pure et dure… Ces gens qui aiment le pain, l’humain, et les arbres, point barre. C’est ce que je nous souhaite pour 2019 : du vert, du pain et de l’humain. Bonne année 2019
 

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