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Passer outre

15/03/2019|Nicole V.Hamouche

Assister à une performance d’improvisation d’amateurs dans un théâtre renommé de la ville et entendre toute cette batterie de gros mots, de grasses expressions. Comme si la seule improvisation possible était dans les gros mots, les hurlements, etc. Entendre tous ces gros mots au théâtre fait soudain prendre conscience, de l’esprit général. Ecouter ces plus ou moins jeunes gens éructer, les regarder à distance, donne envie de prendre ses distances par rapport à l’inélégance. Comme si l’élégance, du fait même que nous sommes au XXI ème siècle, à l’ère de la techno et du langage réduit et réducteur, était désuète. 

Besoin de beau ; besoin de douceur. Oui, j’ai besoin d’élégance. Quel mal y a-t-il à vouloir ceci ? Il faut être dans l’air du temps vous réplique-t-on; ne pas s’arrêter sur les détails – l’élégance est bien dans les détails - sur la beauté. Ne pas s’arrêter sur quoique ce soit; voici le mal du siècle. Passer outre, tout. Comme si passer outre signifiait que l’on n’était pas atteint. Faire abstraction et passer outre, les formules clé du moment. Comment passer outre, faire abstraction des odeurs nauséabondes, des klaxons, des gros mots, faire abstraction de la violence verbale ? Il se trouve que j’ai des yeux, que j’ai un nez. Il se trouve que j’ai un corps qui fonctionne encore ; il n’a pas encore été amoindri par toute la pollution – au sens large, propre et figuré - qu’il ingurgite, qu’il absorbe. Il se trouve que mes sens sont tous alertes, et il se trouve que notre corps est bien un temple et qu’il faut prendre soin du temple. Nous, ne prenons soin de rien. Nous ne prenons soin que des invités, pas de ceux qui sont là, de ceux qui font l’effort d’être encore là. Faire abstraction de ses sens, c’est un peu faire abstraction de soi, faire abstraction de sa vie.

Nourhane l’héroïne du film de May Kassem projeté à Dar El Nimer la semaine dernière, elle, n’a pas fait abstraction. La grand-mère de 97 ans nous ramène dans le réel mais dans un réel poétique. Nourhane a chanté à Beyrouth, au Caire, en Iraq, en Syrie. Nourhane a accompagné l’histoire de cet Orient sans s’en laisser happer, nous le faisant démystifier au passage bien que l’on ne puisse que reconnaitre encore une fois sa beauté folle. Elle a cessé de chanter lorsque la vie le lui a permis ; elle l’a choisi. Elle a ouvert un salon de coiffure où se rendaient toutes les dames de la bourgeoisie damascène. Une photo ancienne captive nos regards de spectateurs : les talons, les escarpins de toutes ces femmes alignées chez le coiffeur. Elles sont toutes sous le casque et elles lisent, on ne sait pas trop quoi. N’empêche, elles lisent. Elles ne zappent pas sur un smartphone, elles ne passent pas cinq coups de fil en une heure chez le coiffeur, elles ne déblatèrent pas au sujet de la voisine ou de son mari. Elles se font belles et elles se prélassent avec grâce. 

« Nourhane », le film aussi bien que Dar el Nimer sont des ilots, des moments que l’on vole à l’extérieur dans une ville chaotique et bruyante et parfois puante - les odeurs c’est aussi de l’élégance.

May Kassem est revenue au Liban pour recueillir l’histoire de sa grand-mère encore vivante. Pour poser un/des actes, essentiels pour elle. Ecouter Nourhane, c’est rire et sourire tout à la fois ; et comme tout sourire, parfois il est douloureux. Les femmes d’Orient à cette époque semblaient bien plus libres que maintenant. L’indépendance - plus répandue aujourd’hui - n’est pas la liberté. C’est ce que signale aussi Andréa Marcolongo dans son dernier livre La part du Héros (1) lequel se veut une invitation à l’action et à l’héroïsme à l’époque du manque de curiosité et du nivellement. Il y a quelque chose d’héroïque chez Nourhane et c’est pour cela que le film de May Kassem mérite d’être projeté dans les grandes salles de cinéma et pas seulement à Dar el Nimer, dans le cadre d’une soirée amicale et plutôt privée. Parce qu’il y a de l’élégance dans l’héroïsme et que l’on a sacrément besoin de celle-ci.

On a du mal à imaginer qu’il s’agit du même Orient dans lequel nous vivons : pas de voiles, pas de silicone, pas de botox mais des escarpins des soupirs, sensuels, réels. Y a-t-il de la place au soupir qu’il soit d’aise ou d’accablement, lorsque l’on est tout enflé, comme l’est l’Orient moyen d’aujourd’hui ? Pas de place pour le mouvement. L’enflure ne peut pas se frotter au monde, elle ne ressent rien or c’est (bien) à l’épreuve du monde que se créent les héros. Dans l’Antiquité, « la vertu, la force, l’esprit ne valaient qu’une fois mis à l’épreuve du monde » écrit Andréa Marcolongo. On ne peut ainsi vouloir passer outre et être un héros. 


(1) paru récemment en français aux éditions Belles Lettres.

 

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