Je cours dans le Bois des Pins, mon hâvre en ville, mon mini Jardin du Luxembourg. J’y croise ce jour-là deux jeunes filles qui me sourient, m’encouragent, me félicitent… Il n’y a pas de quoi. Elles sont voilées, mais elles semblent sensibles à mon trot. Je leur réponds avec un “hi” et un grand sourire. Il est vrai que le trot comme le galop mettent en joie, celui qui trotte mais aussi celui qui les voit. Je savoure dans l’instant le bonheur d’être vivante, d’être en mouvement, le bonheur d’un sourire offert, d’une communication immédiate. Svp souriez, souriez à l’objectif… Et si tu souriais.
La dame aux vestiaires à la gym aussi, qui fait inlassablement ses patiences, me gratifie d’un grand sourire. Quand son visage s’éclaire, il m’éclaire aussi. Elle s’enquiert de moi quand je me laisse envoûter dans le hammam et vient me signaler toutes les quelques minutes le temps qui s’est écoulé, me suggérant si je le peux, de rester cinq minutes de plus, pour mon mieux-être. Quand on interroge Liza Ginzburg, philosophe et écrivaine italienne sur ce qui lui manque le plus d’Italie, à Paris - où elle réside - elle répond que c’est de s’arrêter dans la rue, de faire un petit brin de causette sur les choses de la journée, les choses de la vie, avec les gens de la rue, les amis, etc. C’est cela qui fait le sel de la vie. C’est en grande partie pour cela que j’ai quitté Paris. Il y a quelque chose dans « l’excès de formalisme qui tue toute expression libre » comme le relève l’écrivaine… Il y a quelque chose de l’émotion qui est tué dans cette affectation. C’est peut-être pour cela que le théâtre français, du moins celui que l’on ramène à Beyrouth, à mon grand dam ne me touche plus. Suis-je trop marquée par l’Orient maintenant ; le nôtre ?
Nos pièces où les acteurs sont à fleur de peau, parce qu’ils savent ce qu’ils incarnent, parce que quelque part il est inscrit dans leur corps, me bouleversent cent fois plus, en ce moment: Ghalia’s miles, Jogging /Hanane Hajj Ali, les spectacles de Lina Abyad ; la société patriarcale, l’étouffement par les codes sociaux, le manque de moyens, le combat pour la vie, les relations amoureuses, tout cela devient bien plus complexe, suppose un chemin chez nous qui touche profondément à l’humain, au-delà du divertissement pur. Et quand bien même ce serait une comédie et que l’on rit aux éclats sans cesse comme dans «On ne paie pas ! On ne paie pas !» de Dario Fo mise en scène par Lina Abyad, il y a quelque chose qui nous dérange, qui reste dans notre esprit le lendemain, le surlendemain et le sur-surlendemain. Que les protagonistes soient amenés à manger de la bouffe pour chien et qu’ils trouvent ça bon, ne peut que nous déchirer. Moins quand on voit Don Juan en clown ou les situations quasiment faites pour le théâtre comme dans Mr Haffman. Il y a quelque chose de la vie et non seulement de l’exercice théâtral, quelque chose de la vie et non seulement de la performance qui nous touche autrement dans le théâtre libanais actuel. Et il est sans doute difficile de revenir en arrière ; l’Orient s’imprègne en toi plus que l’Occident. C’est en écrivant ces lignes que je comprends ou que je peux saisir mieux ces Occidentaux fous d’Orient qu’il soit Moyen ou Extrême.
Je comprends pourquoi j’ai quitté Paris, pour un sourire, pour ces sourires des gens de la rue, des gens de tous les jours. C’est cher payé le sourire ; mais quand on y a gouté, peut-on en revenir ? Dans la conférence qu’Ysé Tardan Masquelier, historienne des religions et enseignante en spiritualités, donne au pays du désir, c’est-à-dire chez nous, on comprend aussi que lorsque l’on s’est engagé dans un certain chemin, le chemin nous happe et qu’il n’est pas possible de revenir en arrière. « Les Anciens savaient que toute meta n’est jamais le point d’arrivée : c’est le point d’irréversibilité. Et que le sens de tout choix, de tout voyage, n’est jamais uniquement où, le lieu d’arrivée : tout réside dans le pourquoi, la raison du départ » comme l’écrit Andréa Marcolongo dans La Part du Héros. Rester chez soi, là où le désir part dans tous les sens et où il ne porte donc pas de fruits ou retourner au pays où le désir est étouffé comme dans ce vieil Occident ou partir ailleurs? Partir, rester ? Quête ou des-être, pour reprendre encore les termes de cette linguiste méditerranéenne qui a opté pour les mythes, les grecs, Sarajevo… et la mer, car ‘’la mer est une langue ancienne qui nous parle
(...) Elle n'a pas de fin mais d'infinis horizons que nous appelons commencements."
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