Mourad, le cordonnier ambulant
Mourad débarquait chez nous tous les mois, portant sur ses frêles épaules sa pesante boite de cordonnerie en bois en forme de selle de cheval. De loin, sa silhouette en forme du tau grec amplifiait sa taille en se découpant sur l’horizon. C’était les années 70, une époque où savetiers et cordonniers ambulants étaient sollicités par beaucoup de gens, le raccommodage de chaussures étant alors un art nécessaire pour la plupart.
Tout comme le facteur, Mourad faisait sa tournée d’une maison à l’autre et connaissait un à un les habitants des patelins qu’il traversait. Les adultes disaient qu’il avait soixante-dix ans bien sonnés qu’il portait bien d’ailleurs, car il en fallait de l’énergie pour arpenter à pied les collines de Beyrouth au Metn avec son bric-à-brac. Ses cheveux blancs en broussaille, des dents rares, soigné et vêtu avec goût, enfants que nous étions, nous pensions qu’il était aussi vieux que Mathusalem, ce qui suscitait notre respect, voire notre déférence. Il ne quittait jamais son béret qui le protégeait de la pluie et du soleil et parlait arabe avec un lourd accent arménien.
Maigre comme un clou, on se demandait par quel prodige il parvenait à supporter son lourd fardeau. Aucun outil ne manquait de sa boite ambulante où tout son nécessaire était méticuleusement rangé. On y trouvait alènes et tranchets, bisaiguë, œillets de renforcement des trous pour les lacets, cheville pour le ressemelage, colles spéciales, cuir, caoutchouc, enclume, conformateur, marteau à battre, vernis, cirage et graisse, et notamment son indispensable tabouret. Artisan plus qu’ouvrier, alliant savoir-faire et expérience, il aurait pu fabriquer une paire de chaussures digne des grandes marques, là, sur place.
Des années durant, le rituel restait inchangé. Il arrivait toujours un peu avant l’heure du midi. Même heure, même pose, assis sur son minuscule tabouret de bois, bien à l’aise, adossé au mur de pierre de la terrasse, le cœur à l’ouvrage. Une fois chaussures et escarpins posés entre ses mains agiles, les clous transitaient par ses lèvres avant de pénétrer la semelle de cuir. Il tournait et triturait les chaussures, à l’envers, à l’endroit, jusqu’à ce qu’il trouve la faille. Puis, avec une dextérité toute professionnelle, il tirait sur les cuirs, découpait et recollait des semelles, rafistolait des talons, tapait du marteau. En quelques minutes, la chaussure prenait un air tout neuf.
Toute sa vie, ce vaillant homme au cœur fier avait sillonné chemins et ruelles, hiver comme été, sans jamais rien demander. Même lorsqu’on insistait, il se contentait de sa rémunération sans commentaires. Tout comme Grégoire, le savetier de la fable, bien dans ses chaussures, bien dans sa tête, heureux et paisible, il chantonnait des airs d’Arménie, son pays natal, qu’il n’a, sans doute, jamais revu.
Par une belle journée de printemps, il était arrivé au village accompagné d’un chiot couleur cannelle qui, chemin faisant, l’avait suivi au détour d’un virage dans les bois des environs. Mourad accueillit ce nouveau compagnon avec sa bienveillance coutumière. Depuis lors, leur double silhouette se profilait au lointain et l’on ne vit jamais l’un sans l’autre. Toffee grandit et clopina, désormais, aux côtés de son maitre qu’il devançait de quelques pas pour bien montrer que lui aussi connaissait la voie et les éventuels clients.
Puis un jour, Mourad n’est plus venu. Impossible d’avoir de ses nouvelles. Nous ne connaissions que son prénom. Pas de nom, ni d’adresse pour nous enquérir de lui, pas même une photo de ce singulier personnage qui faisait partie du paysage de notre quartier. Cet homme qui nous avait rendu régulièrement visite durant deux décennies avait disparu sans laisser de traces. Il nous restait le sentiment d’un acte manqué, d’un rendez-vous raté.
Aujourd’hui, notre cher Mourad parait avoir été comme le dernier des Mohicans, une espèce en voie de disparition, un des derniers cordonniers itinérants, à moins que le marasme économique du pays et l’arrivée intempestive du Covid ne puissent refaire de la place à ces talentueux artisans dont les services étaient appréciés de toute la maisonnée.
Quant à Mourad le promeneur solitaire, que serait-il devenu s’il vivait de nos jours ? Il y a fort à parier qu’il serait un homme modeste et simple, libre d’entraves, jovial et serein. Pour le reste…
Photo. Savetier ambulant. Bric-à-brac. Carte postale ancienne colorisée. Éditions Scamaroni Bizerte. Années 1900. Vieux métiers.
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