Génocide arménien, Guerres civiles libanaises et mémoire collective
Durant ce long mois d'avril si difficile et si douloureux, en plein confinement sanitaire et désarroi économique, le Liban qui célèbre durant toute cette année son premier centenaire (1920-2020) a commémoré deux dates tragiques structurantes et fondatrices : Les 105 ans du génocide arménien (24 avril 1915) et les 45 ans du début de la guerre civile libanaise (13 avril 1975).
Certes la reconnaissance de la date du génocide est essentielle (1,5 millions de morts) autant pour la mémoire collective de l'humanité ( premier génocide du XXème siècle durant la première guerre mondiale), celle du peuple arménien (Arménie et diaspora à travers le monde), celle de la communauté libano-arménienne (arrivée à la suite de cette terrible tragédie) et bien entendu celle de la Turquie moderne, héritière de l'empire ottoman qui ne pourra se bâtir durablement, surmonter sa culpabilité refoulée et se réconcilier avec sa propre histoire, qu'en reconnaissant dignement sa responsabilité, dans des faits historiques de plus en plus avérés et indéniables.
On ne peut dépasser un traumatisme violent, qu'en en prenant conscience, en le confrontant et en le formulant pour pouvoir commencer le travail de deuil et de reconstruction. La Turquie elle même en sortirait grandie, comme l'Allemagne après la folie génocidaire et suicidaire hitlérienne. Le nationalisme indispensable à la survie des peuples ne peut justifier de se transformer, même en période de guerre, en pulsion haineuse et volonté politique d'extermination et de purification ethnique, vis à vis de populations civiles désarmées. En pareil cas, seul le travail cathartique de mémoire nous restitue notre dignité et notre humanité perdue.
Nous constatons toutefois que la date du début de la guerre civile libanaise, passe chaque année de plus en plus inaperçue, à part quelques déclarations discrètes et disparates et quelques timides initiatives affectives éparpillées. Quant à l'année du centenaire, elle semble reléguée aux oubliettes ou au mieux, réduite à des manifestations événementielles, reportées de manière opportune à des dates imprécises. Ce sont pourtant deux dates majeures et fondatrices sur lesquelles il aurait fallu revenir longuement et se pencher en profondeur, pour produire un discours fédérateur, rationnel et réfléchi qui tire les leçons du passé, pour ne pas répéter les mêmes erreurs et préparer au mieux et de manière sincère et sereine l'avenir.
Sans mémoire collective commune, une entité culturelle et politique ne peut pas maintenir sa cohésion, ni transmettre, ni durer. Le Liban continue à disposer de 19 versions différentes du livre d'histoire dans ses multiples établissements scolaires (presqu'autant de livres d'histoire que de communautés).
Bien sûr, pour le moment présent, il y a en priorité l’urgence sanitaire et économique pour permettre au peuple libanais de survivre au quotidien et gérer le temps immédiat mais ceci ne dispense en aucun cas et n’empêche certainement pas, de se projeter dans le temps plus long de l'Histoire, couvrant le passé et le futur, indispensable et seul susceptible de définir une appartenance commune et une adhésion à un projet viable et transmissible.
Ces préoccupations rationnelles et existentielles sont les conditions non négociables de la survie spirituelle et culturelle. Depuis 100 ans, bousculé par la succession des événements qui l'ont débordé et qu'il a dû affronter d'année en année et de décennie en décennie, le Liban a remis à chaque fois cet examen de conscience. Il est important de faire la différence entre les crises structurelles (fondamentales et répétitives) et les crises conjoncturelles (passagères et fortuites).
Une guerre civile qui a fait tellement de ravages et qui persiste dans les esprits, 45 ans après (3 générations) n'a pas été assumée ni traitée dans ses causes et ses racines. Des arrangements politiques ponctuels et par défaut ne constituent, que de faux fuyants provisoires et aléatoires. Certes, il y a eu des interférences régionales et internationales mais ce sont les Libanais eux-mêmes qui en ont été, en partie les décideurs et en grande partie les exécutants.
Qu'on le veuille ou pas, tous les conflits politiques depuis 5 000 ans (passage de la préhistoire à l'histoire, 3000 ans avant Jésus Christ) sont des conflits culturels. Ils reposent soit sur l'idéologisation violente, soit la négociation pacifique des mêmes paramètres énumérés par Hérodote, père de l'Histoire, 500 ans avant notre ère et repris à contrario par la charte de l'Unesco, 2500 ans plus tard (la religion, la langue, la race et les mœurs).
Ils sont anthropologiques et incontournables, à la fois structurants (fondateurs des cultures et de la diversité) et dévastateurs (s'ils sont détournés idéologiquement). Les nier est un acte de fuite et de démission, les instrumentaliser peut devenir un acte totalitaire et criminel. Comment parvenir à les reconnaître honorablement et légitimement, tout en les encadrant au sein de l'appartenance à une humanité commune ? Comment concilier le politique (y compris l'économique) et le culturel ?
Le Liban a voulu se présenter comme un modèle élu ou privilégié du dialogue des cultures, sans avoir résolu le travail historique concernant sa propre proclamation (1920) ou sa succession ininterrompue de crises depuis un siècle, en passant par ce qu'on appelle ses guerres civiles ou communautaires (1975-1990).
Le Liban reste partagé entre sa mémoire collective nationale résiduelle et les mémoires accaparantes et mobilisatrices de ses communautés. Le système politique libanais entretient lui-même cette ambivalence. C'est un mélange hybride et expérimental entre un système unitaire présidentiel ou parlementaire et un système fédéral (quotas). C'est un système provisoire (depuis 100 ans) qu'on ajuste, fait et défait au gré des pratiques et des crises mais qui hélas ne répond à aucune cohérence globale constitutionnelle.
Sur le papier il est inédit et idéal et dans la réalité il devient facilement détournable et dysfonctionnel. A force de dispositions contradictoires, d’interprétations subjectives et de lois électorales arrangées et taillées sur mesure, il oscille entre des politiciens intègres fortement idéologisés et d 'autres corrompus et opportunistes. Parfois d'ailleurs ce sont les mêmes qui se recyclent selon les saisons ou transmettent à leurs proches ou leurs descendants.
Le mouvement du 17 octobre a été un mouvement transcommunautaire populaire qui a tenté de proposer un changement radical pacifique. Malheureusement, le système institutionnel l'a récupéré, désamorcé et presque étouffé. Ce qui montre la coupure entre une classe politique cupide et complice, organisée selon le système communautaire et la population excédée et exsangue qui essaie de se révolter de manière non violente mais finit par se heurter à un mur et à une fin de non-recevoir. Nous avons alors le spectacle affligeant d'une classe politique communautaire qui se réunit sous haute surveillance, pour légiférer selon les différents intérêts communautaires et des manifestations civiles et citoyennes qui se poursuivent de manière acharnée, désespérée et presque surréaliste. On dirait deux mondes parallèles et deux générations qui ne communiquent pas comme si le Liban s'était arrêté en 1990 et qu'on le maintenait dans un coma artificiel et une complète amnésie.
Comment remettre les pendules à l'heure et rejoindre le temps présent et la réalité du monde d’aujourd’hui ?
Il existe au Liban une jeunesse avisée, informée et désireuse de faire évoluer le pays. Elle doit pouvoir faire entendre sa voix et participer au débat public. Une expérience d'un siècle et une guerre civile qu'on nie depuis 45 ans et qui subsiste dans les esprits devraient nous pousser à réfléchir et à évaluer honnêtement le chemin parcouru. Comment rétablir la confiance pour nous et pour les autres dans cette histoire libanaise ?
Ce travail peut être réalisé en parallèle et n'entrave pas les mesures à prendre pour surmonter les difficultés du quotidien qui s'accumulent à l'instar de nos dettes, au contraire, il redonne un sens à nos sacrifices et de l'espoir pour l'avenir. Mais il a besoin d'une volonté politique et d'une réforme ou du moins d'une rationalisation radicale du système. Il a besoin d'un père fondateur de la nation, visionnaire et clairvoyant, qui tirera les leçons de l'Histoire de ces cent ans écoulés.
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