Jeudi 20 janvier 2022 sort en langage libanais, le premier long métrage à être diffusé en arabe sur Netflix : « Ashab wela Aazz ». Georges Khabbaz fait partie de la brochette d’acteurs célèbres qui offrent une version locale de « Perfect Strangers », sorti en Italie, en 2016 et qui depuis a connu 18 versions. Il nous en parle.
Certes le scénario et les dialogues tricotés-serrés de « Ashab wela Aazz », un des dix films les plus visionnés en arabe sur la plateforme internationale, sont attrayants. Pratiquement tous ceux qui ont une vie d’adulte et qui sont munis d’un téléphone intelligent, qu’on veuille le reconnaître ou pas, ont été, ne serait-ce qu’une fois au moins, concernés par le sujet du film. Sans vouloir raconter l’histoire, sachez qu’il s’agit d’une soirée entre amis de longue date qui tourne mal quand ils se lancent le défi de faire entendre à tout le groupe les messages qu’ils reçoivent lors de ce fameux dîner qui a réuni trois couples et un homme dont ladite fiancée, portée souffrante. Ce qui est extraordinaire, c’est que sa version arabe, et plus particulièrement en libanais, nous parle quasiment à l’oreille.
C’est justement la caractéristique permanente des prestations théâtrales et cinématographiques de Georges Khabbaz, un des protagonistes de cette fameuse soirée et qui semble jouer un rôle taillé sur mesure tant le personnage qu’il incarne est interprété avec tant de, osons le mot, tant de sincérité.
Comment ce pro du théâtre, de la communication artistique explique-t-il cette impression d’authenticité qui se dégage du film ? D’emblée il reconnaît avoir bénéficié d’un thème intéressant, d’une mise en scène remarquable de Wissam Smayra qui a co-écrit le scénario avec Gabriel Yammine et d’un casting d’acteurs exceptionnel à ses côtés ; Nadine Labaki, Adel Karam, Fouad Yammine, Mona Zaki, Eyad Nassar, Diamand Abou Aboud, mais ajoute, heureux du souvenir : « Nous avons vécu comme une famille pendant plus d’un mois. Retranchés à l’hôtel Printania, en pleine pandémie, à l’hiver 2021 (février-mars). Nous vivions comme dans une bulle. L’hôtel était strictement réservé pour toute l’équipe : acteurs, techniciens, caméramans, maquilleur. Nous vivions ensemble, littéralement coupés du monde. Personne ne pouvait crever notre bulle, par peur du Covid. Cela a créé une très forte cohésion dans le groupe. Le tournage s’est fait dans une maison à Bsous et nous avions un bus affrété pour nous qui nous y emmenait. »
Est-ce à cause de cette intimité durant le tournage que les scènes du film sont si emboîtées et l’ambiance si naturelle ? Pour le metteur en scène averti de notre théâtre libanais, c’est certainement une des causes de la justesse du ton dans le film. « Nous nous connaissions. Nous étions même amis, moi j’avais travaillé avec Nadine Labaki, en écrivant entre autres « Capharnaüm », le couple d’acteurs égyptien était fantastique. Nous étions, littéralement devenus une bande de copains. Nous avons vécu ensemble et l’intimité qu’on retrouve dans le film, nous l’avons vécue au quotidien, dans la vie de tous les jours. »
C’est sans oublier, sa prestation personnelle, toute en nuance, mais d’une adéquation rare avec sa personnalité. « Oui, j’ai été très content de jouer mon personnage. Le rôle me ressemble beaucoup. Le type qui essaye de contourner les problèmes, qui croit au dialogue entre parents et enfants, qui, mû par l’amour, suscite la confiance, pour aider les jeunes à mieux faire leurs choix de vie... La conversation que le père a avec sa fille est une de mes plus importantes scènes. Le personnage que j’ai joué est introverti, il ne s’exprime pas. Il est différent des autres. Il suit un psy pour résoudre les problèmes avec sa femme, reste calme quand il apprend son infidélité. Tous les autres personnages ont un pic théâtral, une apogée dans le jeu, sauf le mien. Il garde une attitude constante et ses sentiments sont restés intériorisés. Il s’exprime avec ses regards, sa gestuelle, les scènes centrales de son rôle sont des scènes muettes. C’est ce qui m’a le plus attiré dans ce rôle. Je vivais les situations plutôt que je ne les jouais ».
Pour qui connaît le jeu de cet habitué des planches libanaises, cette attitude n’est pas nouvelle. C’est probablement elle qui crée un lien très fort entre lui et son public. Les gens retrouvent toujours le même Georges Khabbaz. Celui dont le personnage est toute en intériorité. Celui qui évite de mettre de l’eau sur le feu et qui élude par exemple si élégamment la controverse créée en Egypte autour de l'inadaptation du film aux mœurs du pays. « Chaque film entraîne des réactions. Sinon, elles manqueraient. L’enjeu c’est de susciter la discussion. Quand personne n’avance un argument contraire, les propos sont de l’ordre d’une conférence. Et quand tous protestent cela devient une manifestation. J’aime quand il y a interaction ».
Toujours avec cette fluidité dans le comportement, celui qui stipule que l’engouement si généralisé pour le film s’explique par la concomitance des problèmes humains, partout pareils : l’amour, l’infidélité, la vengeance, les problèmes sexuels, reconnaît que les retombées positives de ce gros succès vont se faire très vite sentir : « Oui j’ai eu des propositions de grands metteurs en scène du monde occidental et des offres de personnalités dont je n’espérais jamais rien recevoir. Oui j’ai eu beaucoup d’ouvertures. Le Liban a beaucoup gagné en visibilité cinématographique. »
Mais ce triomphe pour le film qui a plafonné au box-office de Netflix, ne risque-t-il pas de nous kidnapper notre ténor théâtral ? « Initialement, je suis un homme de théâtre. Mais j’aime autant le cinéma. Actuellement je tourne 10 émissions pour le canal Chahed, la plus grande plateforme arabe de films. C’est un script que j’ai écrit : « À la recherche de Brando l’Oriental ». Je suis le héros de ce feuilleton produit par la compagnie Sabbah. »
Ne serait-il pas tenté aussi par la mise en scène cinématographique ? « J’ai beaucoup d’expérience, d’informations d’idées et de projets, mais le moment n’est pas propice encore pour moi. Pour l’instant je me contente d’écrire et de jouer pour le cinéma ».
Néanmoins aucune pièce de théâtre signée Georges Khabbaz n’est à l’affiche en ville… Soudain celui qui met un sourire sur tous les visages dans les salles qui viennent l’applaudir, s’assombrit. Une tristesse à peine voilée ponctue ses propos : « Nous avons beaucoup de problèmes. Conjoncturels d’abord. À quel prix mettre les billets ? Je ne voudrais pas que seule la classe privilégiée puisse venir au théâtre. Il devrait être accessible à tout le monde, à plus forte raison à mes spectacles. Puis, comment rémunérer l’équipe, les employés ? Leur cachet ne couvrirait pas le prix de l’essence pour se déplacer. Et surtout de quoi pouvons-nous parler ? On ne peut pas en rajouter à ce qui s’exprime tant par lui-même. Autant nous allons l’aborder, autant nous serons en deçà de l’énormité de la chose. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas « en » parler, sinon, ce serait comme si nous tombions d’une autre galaxie. Ce ne serait pas judicieux d'approcher les problèmes familiaux, conjugaux, personnels ou autres, alors que les gens sont ailleurs. C’est embarrassant. Enfin, nous sommes en pleine souffrance. En général on écrit sur un mal qu’on a vécu quand on en est débarrassé. Parce que quand on y est, on ne pense qu’à s’en sortir. Ce n’est qu’une fois qu’on a dépassé l’épreuve qu’on éprouve le besoin de s’exprimer. On écrit alors avec plus de maturité et de clairvoyance. Actuellement, nous sommes au cœur du cyclone. On ne sait pas de quoi il s’agit. Je n’ai pas le droit de dire des choses. Elles vont se mettre au clair par elles-mêmes. Cela ne sert à rien d’en discourir maintenant. Ce n’est pas non plus mon truc de traiter de choses politiques, d’élections… ».
Mais comme pour conjurer l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, Georges Khabbaz reprend son sourire confiant : « J’espère que nous allons nous en sortir, parce qu’après la pluie, vient le beau temps et chaque crise est suivie d’une renaissance culturelle. Les gens ressentent alors le besoin de s’exprimer. Nous nous y préparons actuellement. »
Reprise d’espoir, je le relance : y aurait-il quelque chose qui se mijote ? Les yeux rieurs de mon interlocuteur reprennent leur pépite : « J’ai toujours quelque chose en tête. L’écriture est une thérapie. J’écris en tout temps. Si elle se manifeste en trois mois, elle peut avoir macéré en moi depuis 30 ans. L’écriture n’est pas une question de temps, mais de maturité, de point de bascule, quand les idées sont prêtes à être couchées sur le papier. Elle n’est pas nécessairement inspirée par la tristesse. Elle peut provenir aussi de la joie, des sentiments, des réactions, tout dépend. Mon but est triple : travailler pour l’art qui incite à la beauté, à la joie et à la liberté. »
Le voyant aussi enthousiaste à nouveau, j’ose lui demander où est-ce qu’il se voit dans 10 ans. La réponse fuse sans équivoque : « Dans ce pays. Et ce rêve je le réalise en résistant. Je crois fermement qu’il y a deux sortes de personnes : le type-oiseaux et le type-arbres. Les oiseaux ne peuvent pas vivre sans émigrer, alors que les arbres ont besoin de racines pour s’épanouir. Je suis du genre arbre. L’arbre connait beaucoup de tempêtes, il se dénude, souffre, lutte, mais si ses racines sont solides, au début du printemps, il refleurira. Et quand il refleurit, il redevient logis pour cet oiseau quand il voudra revenir et retrouver un nid. Nous sommes sa maison. La maison ce n’est pas seulement des pierres, c’est aussi des hommes et des femmes, un milieu accueillant, paisible.
Propos recueillis par Gisèle Kayata Eid
Photo : @netflix
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