La notion de nation reste, même dans la mondialisation au cœur du débat culturel et politique car elle est constitutive des sociétés humaines. A défaut de parvenir un jour à une société humaine unique et planétaire, ce qui semble idéaliste et pour le moins utopique, nous avons besoin de nous regrouper en nations.
La plupart des sociétés aujourd'hui ont des difficultés à redéfinir leur cadre national, à commencer par le Liban qui s'est défini dès le départ comme une association, à la fois consentie (Michel Chiha) et contrainte (Georges Naccache: deux négations ne font pas une nation) de communautés.
La nation est une construction idéologique dont le but est la cohésion sociale et de faire respecter l'autorité de l'Etat. Elle n'est jamais totalement acquise, ni entièrement satisfaisante, toujours sujette à des mutations mais elle est indispensable à l'établissement et la poursuite de tout projet stable, culturel et politique.
Elle est à la fois subjective et objective, intériorisée et incarnée puisqu'elle suppose une histoire dans le temps et une géographie dans l'espace. Elle peut être à la fois source d'enrichissement et de conflits. Comment établir un cadre de négociation qui préserve la paix et éviter les dictatures, les guerres civiles et les guerres entre nations ?
Il serait peut-être utile de passer en revue brièvement quelques approches construites récentes de l'idée de nation.
Au XIX ème siècle, deux grands penseurs politiques représentant deux grandes nations de l'époque ont avancé leur définition de la nation : Johann Gottlieb Fichte qui propose l'approche allemande (1807) et Ernest Renan qui propose l'approche française (1882), l'un donc au début et l'autre vers la fin du siècle. Tous les deux sont des intellectuels et ont donné des conférences à ce sujet, dans un cadre académique universitaire, lors d'événements dramatiques que traversait leur pays.
Tout d'abord Fichte qui dans les discours à la nation allemande (14 discours), délivrés à l'université de Berlin le 13 décembre 1807, lors de l'invasion napoléonienne de la Prusse, essaie de définir la nation allemande à travers des critères objectifs à savoir la langue, la religion, la race et la culture (huitième discours intitulé : Qu'est-ce qu'un peuple, au sens supérieur du terme et qu'est ce que le patriotisme?).
Les discours sont donc tout d'abord un moyen de résister à une agression et au risque d'une uniformisation de la culture européenne par la France napoléonienne et un écrasement des spécificités culturelles. La nation s'incarne dans l'Etat lequel représente et décide "l'orientation de toutes les forces individuelles vers la finalité de l'espèce ". Par ailleurs "L'Etat doit être démocratique et assurer la liberté de chacun et une distribution équitable des richesses."
Certains ont vu en Fichte l'initiateur d'un mouvement pangermaniste qui a mené aux deux grandes guerres mondiales et d'autres au contraire ont vu qu'il continuait à privilégier la langue et la culture comme les vecteurs d'un accès à l'universel, par l'éducation qui est le thème central des 14 discours.
L'autre grand penseur qui a essayé de définir la nation est Renan dans sa conférence à la Sorbonne le 11 mars 1882 intitulée : Qu'est-ce qu'une nation ? Dans le contexte de la défaite française de 1870, de l'annexion par l'empire allemand unifié de l'Alsace-Lorraine et le désir de la consolidation définitive de la IIIème République, posant véritablement les principes de l'État républicain en France, et empêchant le retour de la monarchie.
Voici la définition qu'il en donne :" Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui à vrai dire n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu individis."
Renan par ce texte nie les arguments développés par Fichte, à savoir la langue, la religion, la race et la culture et fait reposer l'appartenance nationale sur à la fois, l'Histoire (le passé) et le consentement, le désir et la volonté (le présent). Contrairement à Fichte qui suppose des paramètres structurants innés (droit du sang), Renan opte plutôt pour des paramètres contractuels acquis (droit du sol). Il est clair toutefois qu'un être humain peut changer éventuellement de langue et de mœurs mais qu'il lui est bien plus difficile de changer de race et de religion. Il est également entendu qu'il s'agit là uniquement de représentations culturelles puisqu'au niveau de la nature, les hommes sont tous les mêmes.
Par ailleurs Renan ne donne pas un contenu spécifique à ce legs de souvenirs qui doit être transmis volontairement et de manière individis. Le plébiscite de tous les jours ne concerne que ceux qui ont un passé commun, c'est à dire ceux qui ont la même Histoire, les mêmes racines culturelles. Il est sûr qu'aucune nation ne peut se maintenir, sans un récit commun assumé et transmis. Mais l'Histoire elle même est une science humaine, dialectique et subjective. Elle est soumise à des critères de sélection et à des interprétations.
Renan lui même dans des écrits antérieurs remontant à 1871 avait eu des citations fortement empreintes de préjugés "la nature a fait une race d'ouvriers. C'est la race chinoise, d'une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d'elle pour le bienfait d'un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race des travailleurs de la terre, c'est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l'ordre, une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien" (la réforme intellectuelle et morale 1871).
Il ajoute également "Nous aspirons non pas à l'égalité mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes mais de les amplifier et d'en faire une loi " (la réforme intellectuelle et morale 1871).
Et dans un autre ouvrage intitulé Histoire du peuple d'Israël de 1887, "Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine".
Comme nous pouvons donc le constater les deux textes complexes et construits de Fichte et Renan, à soixante quinze ans d’intervalle, s'opposent et se retrouvent. Ce sont deux textes, tous les deux nationalistes, à la fois idéalistes et idéologiques, œuvrant à promouvoir et à défendre chacun un modèle culturel spécifique, tout en tendant légitimement et sincèrement vers l'universalité. S'ils différent par leurs approches, ils visent la même finalité.
Fichte réagit contre l’invasion de la Prusse en 1807 par le premier Empire napoléonien (1804-1814) et Renan contre l’invasion de la France par la Prusse devenue second Empire allemand (1871-1918) vainqueur du second Empire français (1852-1870), après la bataille de Sedan en 1870 et l'annexion de l’Alsace-Lorraine.
Renan va donc rédiger un texte qui reprend un à un, les arguments de Fichte pour les réfuter voire les dénoncer a contrario, sans leur opposer un contenu concret. Il reste dans une intention louable, affective, fédératrice et abstraite. Il s’inspire par ailleurs de l'héritage de la révolution française (et de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789) que Fichte avait lui-même glorifiée tout d'abord, avant d'estimer qu'elle avait été détournée et instrumentalisée par la puissance hégémonique de Napoléon 1er.
Les deux textes agissent donc comme un démenti ou un miroir (image inversée) l'un de l'autre, tout en représentant les deux faces d'une même médaille, d'une même dialectique humaine.
Mais d'où proviennent ces catégories énumérées par Fichte et réfutées par Renan ? Est-ce qu'elles sont uniquement le produit ponctuel de la pensée politique et historique du XIXème siècle?
Vingt quatre siècles avant Fichte et Renan, au cinquième siècle avant Jésus Christ, Hérodote, père de l'Histoire (surnommé ainsi par Cicéron car c'est le premier qui écrivit l'Histoire de manière méthodique et rationnelle) et qui relata les trois guerres médiques entre les cités grecques et l'Empire perse énumère les paramètres : "le monde grec est uni par la langue, le sang, les sacrifices et les sanctuaires qui sont communs et les mœurs qui sont les mêmes" (Hérodote cite les mœurs qui est plus spécifique que le terme général de culture de Fichte).
A leur tour, 2500 ans plus tard, les chartes des Nations Unies et bien entendu de l'Unesco (inspirées de la déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948, après la deuxième guerre mondiale) reprennent les mêmes paramètres en les réfutant puisqu'il s'agit "des droits de l'homme sans distinction de race, de sexe, de langue et de religion "Il s'agit bien entendu comme pour Renan d'un texte fédérateur, humaniste mais abstrait, qui dénonce mais ne définit pas.
Pour cela il est important de comprendre la notion de nation, nécessaire pour structurer tout groupement humain comme un compromis entre des valeurs spécifiques objectives, avec la capacité subjective de les intérioriser librement et positivement, de les négocier en les inscrivant ultimement, dans un cadre idéal d'universalité. La nation (naître) est une dynamique continue, transmissible et renouvelée, qui se voudrait éternelle mais est mortelle comme tout ce qui touche à l'humain.
Les paramètres identitaires, ce n'est pas Fichte qui les établit mais il les applique et ce n'est pas Renan qui les disqualifie en les niant, même s'il cherche à les dépasser. Ils sont de l'ordre de l'anthropologie politique. Cinq siècles avant Jésus-Christ, Hérodote les énumère de manière factuelle, informative, objective sans les soumettre à une quelconque finalité philosophique ou politique. Et la charte des Nations Unies les reprend 25 siècles plus tard a contrario, dans un désir d'universalité.
Hérodote n'a pas de pensée spéculative, il se contente de vérifier les faits de manière détachée et méthodique et de nous les transmettre, sans états d'âme. Les chartes des Nations Unies et de l'Unesco représentent un idéal humaniste mais utopique, qui ne nous fournit aucun outil de négociation ou de résolution des conflits.
Les nations nous structurent culturellement et politiquement et nous permettent de transmettre et de durer. Le discours du philosophe doit encadrer le discours du politique mais ne peut se substituer à lui car si le premier projette une vision universelle, le second a la responsabilité d’assurer le plus pacifiquement et le plus démocratiquement possible, la préservation, la continuité et la transmission culturelle d'une société donnée, à travers son système politique.
Toutes les idéologies politiques se sont penchées sur l'un ou l'autre de ces paramètres en empruntant soit le paramètre religieux, soit le paramètre linguistique, soit le paramètre de mœurs, soit le paramètre racial. Plutôt que de les envisager séparément et de les essentialiser et de les idéologiser de manière opportuniste voire suicidaire, il est préférable de les appréhender conjointement pour les relativiser et parvenir à un compromis global et singulier pour chaque société.
Une société pacifiée devrait pouvoir reconnaitre les différences culturelles (langue, religion, race et mœurs) en les relativisant et en les inscrivant dans un cadre de compensation et de valeur ajoutée, comme autant d'expériences culturelles spécifiques et de combinaisons consenties, au cœur d'une commune humanité.
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