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Le jardin d'Eden

09/12/2024|Ramzi Salman

Nous arrivâmes à 1h30 après minuit à la clinique Buchinger de Marbella, après un interminable voyage qui avait commencé à Beyrouth à l’aube de la journée précédente.

 

Après deux mois éprouvants de cette fin d’été, ma femme et moi avions décidé qu’il était temps de nous occuper de notre santé, et d’aller perdre quelques kilos et nous vider la tête, en effectuant un jeûne de deux semaines. Avec les évènements extraordinaires que nous avions vécus, nous nous étions laissé glisser vers les avant-postes de l’obésité, à travers les plaisirs de la bouffe Beyrouthine, et au rythme des immeubles qui s’effondraient devant nos yeux tous les jours, comme des châteaux de cartes, comme si c’était dorénavant notre nouvelle routine.

 

Notre départ de Beyrouth coïncidait avec le début d’un cessez-le-feu douteux entre Israël et le Hezbollah, à l’aube de ce 27 Novembre 2024.

Sur notre route vers l’aéroport à 5 heures du matin, nous roulions parmi des centaines de voitures, remplies de gens en liesse, qui retournaient à leur Sud découvrir l’apocalypse qu’avaient subi leurs villages pulvérisés par l’aviation de la soi-disant armée de défense israélienne.

 

Après une escale de plusieurs heures à Paris, nous nous envolâmes pour Malaga où nous prîmes un taxi qui nous conduisit à notre destination, après un voyage de plus de 20 heures.

Totalement épuisé, je me jetai à 2h du matin sur un grand lit, fourrant ma tête dans l’oreiller, et m’abandonnant dans les bras de Morphée dans un profond sommeil ininterrompu jusqu’au matin.

 

Au petit matin, mon réveil avait deux goûts ; le premier, était celui de la fin d’un cauchemar.

Une guerre hallucinante de 2 mois, qui, heureusement, avait pris fin.

 

Miraculeuse et catastrophique à la fois, cette nouvelle guerre avait été le théâtre d'une inconcevable élimination de cette redoutable milice qui tenait notre pays à la gorge depuis plus de 20 ans.

 

Catastrophique aussi, car elle avait causé une destruction massive, entre autres de dizaines de villages libanais, de leurs précieux champs agricoles et surtout de leurs milliers d’oliviers tous partis en flammes.

 

Le deuxième goût de ce réveil était celui de la sérénité.

 

Dès que j’avais ouvert mes yeux, je sortis marcher dans le jardin.

Un jardin d’Andalousie, éloigné du Proche-Orient et de ses catastrophes.

Ce jardin était visiblement très entretenu par son jardinier, car celui-ci n’y avait laissé aucun coin sans y mettre la main. Les arbres et les plantes exotiques s’y mélangeaient sous un ciel bleu et frais, au milieu des chants d’oiseaux intermittents. Juste un petit coin de paradis ...

 

D’autres patients de la clinique, en peignoirs blancs se promenaient également dans ce délicieux jardin. 

Nous nous ressemblions tous de l’extérieur, mais eux venaient d'un monde normal, alors que nous, nous avions passé la plupart de nos années dans un pays en guerre, et étions les témoins de moult batailles, assassinats, attentats, et carnages, tous bien entassés dans nos têtes.

 

Bien qu’à l’intérieur de ce jardin, nous nous comportâmes tous avec la même politesse et la même démarche civilisée, nous nous ressemblions comme le soleil et la lune.

 

Cette sérénité matinale me racontait combien notre monde était devenu aliéné et absurde.

 

D’une part des pays déchiquetés et sales, théâtres de tous les malheurs. Et de l'autre, des pays manucurés, où les habitants vivent le bien-être et la comédie du bonheur.

Et je constatais que le monde d’aujourd’hui était scindé en deux mondes; le monde maudit, et le monde gâté .

 

Et nous autres Libanais, bourgeois et privilégiés, avions la chance d’aller prendre l’air dans le monde gâté et retourner vivre dans le monde maudit. Mais surtout aussi celle de pouvoir comparer les deux.

 

À chaque fois que je sors de l’avion à l’aéroport Charles De Gaulle, je me dis - Ouf ! je viens de rentrer dans le monde civilisé ! Là où tout est organisé, où rien n’est cassé, où la vie est normale. Là où la vie est vécue comme il faut.

Là où les gens vont à la mer chaque vacances d’été.

 

Dans ce monde, les gens sont polis, il existe des règles et des lois scrupuleusement appliquées pour toute chose.

Une paix instaurée par le Système.

Mais on parle surtout d’argent, d’économie, de finances, d’expansion, de consommation, d’investissements, de productivité, d’efficacité, de taux, d'indices et de performance…

Et le succès est surtout lié à l’argent.

 

Car la nouvelle éducation produit des serviteurs du système, plutôt que des êtres accomplis.

Des êtres employables, afin de chercher et se trouver une place dans le marché de l’emploi, au lieu de personnes libres ayant une approche un peu plus spirituelle de la vie.

 

Les haut diplômés sont des technocrates qui analysent et prennent des décisions qui servent les buts ultimes de la profitabilité et de l’expansion.

Sans scrupules ou autre considération humaine.

 

Les moins diplômés sont les dépanneurs du système, les mécaniciens qui font marcher la machine.

Et tout est régi et protégé par le Système.

Si on ne suit pas le Système, on est automatiquement marginalisé.

 

Et dans ce monde ‘gâté’, le bonheur est remplacé par un bien-être matériel, la plupart du temps…

 

Mais le décor de ce monde est beau car il a su préserver les trésors de son histoire; ses musées, ses monuments, ses jardins, sa nature, sa littérature, son art et sa culture.

 

Dans le monde maudit par contre, c’est le chaos qui gouverne.

Et le chaos lui, il laisse les gens tranquilles et beaucoup plus libres. Il leur donne un puissant sens de l’humour.

On rit de tout, et on critique tout sans retenue.

Mais on y meurt parfois très injustement…

Et plus la catastrophe est grande et plus les anecdotes abondent.

C’est un monde attachant et humain. On s'offre des sourires.

On se fait beaucoup d’étreintes et d'accolades.

On parle avec des voix sonores, impolies mais sincères.

Et l’humour est toujours là pour vous divertir.

 

Mais le décor est laid.

Car il se détériore, et on y préserve très mal les trésors.

Dans ce monde-là, l’injustice est normale, la corruption fait partie du paysage, et l’environnement est violé à la chaque occasion.

 

Alors quoi choisir, Achrafieh ou le Boulevard St Germain ? La Place des Canons ou Soho Square? Quel est le meilleur des deux mondes ?

 

Franchement ? c’est un équilibre entre les deux.

 

C’est en somme vivre en bon Libanais !

 

Ayant terminé ma méditation matinale, je salue poliment le monsieur en peignoir blanc, et sors du jardin d’Eden pour appeler mes copains, les voyous de Beyrouth et leur dire que notre monde maudit me manque.



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