Lorsqu’après la guerre, je rentrai définitivement au Liban avec ma jeune famille, je renouai avec mes anciennes habitudes de déjeuner tous les jeudis avec mes copains au même endroit et à la même heure.
Notre choix était tombé sur un restaurant qui venait d’ouvrir à Ras Beyrouth ; le ‘City Café’.
L’ambiance y était agréable, et cela n’était pas par coïncidence, car l’établissement appartenait à Mounah Dabaghi, propriétaire de l’illustre Horseshoe d’avant-guerre.
Nous nous retrouvions donc, au City Café, chaque jeudi à 13h30 pour casser la croûte, échanger les sujets de l’heure et ajuster nos vies à une même l’horloge. Une agréable routine qu’on a la chance d’avoir seulement dans notre mère patrie.
Lors de nos retrouvailles hebdomadaires, je remarquais toujours, près de notre table, un vieux monsieur aux cheveux blancs, silencieux, souriant, et assis à la même place, avec une pinte de bière entre les mains.
Il nous dévisageait d’un sourire bienveillant et était visiblement content de se trouver dans ce lieu.
Je m’enquérais curieux sur son identité, et on me répondit : ‘c’est Zaki Nassif, le musicien’.
Le visage de l’homme irradiait l’humilité, la simplicité et une expression de paix.
Je ne connaissais pas grand-chose de sa musique ; mais arrivé chez moi, je me mis à l’explorer.
C’était une musique qui apparaissait à premier abord comme une série de comptines pour enfants, un peu simplistes, mais agréables à l’oreille.
Après l’avoir écouté attentivement et m’être fait une idée sur ce que ce monsieur avait créé, je retournai à mes occupations.
Le matin suivant durant ma marche, j’étais surpris de fredonner inconsciemment l’une de ces chansons que j’avais écouté la veille.
La chanson s’intitulait ‘Frasheh wou Zahra’, (papillon et fleur).
Son air commençait par une entrée de violon suivie de quelques notes de piano, puis d’une autre suite de piano qui créait une sorte de suspense avant d’entamer le rythme léger et aérien de la chanson, qui évoquait dans ma tête une agréable gambade.
Une flûte moelleuse et mélodieuse rentrait ensuite dans la danse, accompagnant le piano et le violon, ouvrant ainsi la voie aux paroles de la chanson.
Celles-ci, traduites à ma manière, disaient ;
« Ô papillon, choisis-moi la plus jolie des fleurs,
Celle qui irait à ma blonde, et ferait de ses cheveux une composition
Choisis-là, plus belle que le rire des enfants
Et dis au lys de lui réciter de mon cœur un verset
Et dis à l’oiseau lui roucouler la traduction de ce que le lys aura récité
Et dis à la lueur de l’aube de lui composer de ses cordes une belle mélodie … »
Je réécoutai la chanson encore et encore, et découvris que cette musique était tout simplement fabuleuse.
Une authentique pièce de folklore libanais !
Qui n’avait rien à envier à la musique des Rahbani ou autres grands compositeurs de notre patrimoine.
Certains disent que le folklore musical libanais a été ‘volé’ parfois à la musique occidentale. Mais il n’en n’est rien, car l’apport de la musique occidentale à notre musique est tout simplement un ingrédient essentiel qui fait de cette musique ce qu’elle est ; une musique authentiquement libanaise.
Car elle marie l’Oriental à l’Occidental.
Que de fois dans les opérettes de Feyrouz avons-nous perçu ces passages occidentaux qui ne faisaient que contribuer à cette impression singulière de ‘musique libanaise’.
Et plus j’écoutai la musique de Zaki Nassif, plus elle se révélait d’une richesse et d’une simplicité que seuls les génies de la composition arrivent à atteindre.
Les paroles portaient également une innocence et une légèreté qui me rappelaient le génie de Prévert.
Et lorsque ma plus jeune petite fille, Siena est arrivée au monde, à chaque fois que je la vois, je lui fais écouter ‘Frasheh Wou Zahra’, pour qu’à l’avenir elle associe cette chanson à son grand-père et à ses sources.
Et ce modeste monsieur qui sirotait sa bière au City Café, n’était rien de moins qu’un grand génie qui avait composé des chansons éternelles du patrimoine libanais, telles que ‘Ya Aashikat Al Wardi’, 'Tallou Hbabna' et ‘Rajea Yetaammar Lebnan’ souvent appelée notre deuxième hymne national.
Le ‘monsieur à la bière’ m’aura appris que plus un génie est grand, plus il apparaît anonyme, humble et gentil...
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