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Mémoires de Baakline

06/01/2025|Ramzi Salman

À Baakline, un jour d’août 1967, nous arrivâmes, mon frère et moi chez mon arrière-grand-mère «Sitto Em Saïd», mère d’Adèle, ma grand-mère maternelle.

Sitto Em Saïd était assise dans la cour de ce palais d’arcades et de pierres. La grande cour était l'espace de tous les jours, où elle recevait les visiteurs. L’autre cour, la 'petite', était réservée aux gens importants...

Ma grand-mère Adèle nous avait envoyés ce jour-là chez sitto Em Saïd, pour nous améliorer notre langue arabe. Elle trouvait que notre niveau était indécent dans cette matière essentielle.

Je dois vous avouer que j’étais charmé par mon arrière-grand-mère. Elle était très éveillée et lucide pour une arrière-grand-mère, et j’étais donc ravi de partager des choses avec elle.

Comme cette aventure que je vais vous raconter, et bien qu’au moment même où elle se passa, elle fût pour nous, une expérience embarrassante.

Mais étrangement, ce souvenir est demeuré en moi comme un moment précieux de mon passé.

Em Saïd portait un léger ‘mandil’ blanc sur la tête, comme toutes les femmes druzes âgées.

Contrairement à Adèle, ma grand-mère, qui avait ôté son voile durant sa jeunesse, pour donner l’exemple et libérer la femme druze de ses traditions archaïques.

Em Saïd était une femme qui nous impressionnait. Une force de la nature qu’on ne pouvait pas contrarier.

Elle avait un regard dur et sceptique envers les étrangers, mais tendre et bienveillant envers nous, sa progéniture.

Ses yeux étaient dotés de deux pupilles bleues-clair, et un regard profond comme un azur.

Elle parlait l’anglais.

Fait étonnant, car elle était née en 1880 sous le règne ottoman !

Son prénom, méconnu de la plupart, était Zahiyya.

Elle était issue d’une grande famille druze, les Abdel Malak qui avaient régné durant des siècles sur toute la région du Gharb.

C’était une femme autoritaire ; elle avait épousé notre arrière-grand-père, Mahmoud Takieddine, personnalité notable de Baakline et du Chouf, que je n'ai pas connu.

C’était à l’époque où le Liban n’était qu’un ‘Moutassarifat’, une subdivision de l’Empire Ottoman. Et en ce temps-là, le Liban se limitait au Mont-Liban et sa capitale était Beiteddine.

Mahmoud et Zahiyya avaient mis au monde six garçons et une fille, tous devenus des personnalités remarquables.

Les fils étaient des surhommes ; Saïd, écrivain et grand penseur, Khalil ambassadeur, écrivain et héros de l’Indépendance, Mounir, ambassadeur, Badih, mathématicien, champion de bridge et d’échecs, Bahige, grand maître du barreau, député et ministre, et Nadim, homme d’affaires, doté d’un sens de l'humour très fin.

Chacun brillant dans un firmament, ils avaient contribué à renforcer la réputation de Baakline, d'accoucheuse de grands hommes... de grands Libanais…

Il faut dire que le plus notoire de ces grands hommes ayant vu le jour à Baakline, n’était autre que l’émir Fakhreddine, prince du Liban, né ici quelques siècles auparavant.

C’étaient des géants ... pour les petits morveux que nous étions.

Il y avait aussi Adèle, ma grand-mère, matriarche charismatique autour de laquelle toute notre famille gravitait.

Dans cette illustre famille de ma mère, il n’y avait pas de place pour les âmes faibles. Il fallait être « quelqu’un », ou s’effacer et disparaître.

C’est pour cette raison que je l'aimais à cette famille, car c’était une famille intimidante et inspirante à la fois, et au sein de laquelle, le n’importe quoi n'existait pas.

Sitto Em Saïd nous accueillit assise dans sa chaise, sous un arbre, au milieu de la cour.

Elle nous embrassa et nous offrit gentiment ses consignes.

Nous pouvions jouer l’après-midi avec nos cousins, Zeina et Amer, dans la cour et le jardin.

Amer, était mon cousin, mais aussi mon inséparable ami de Beyrouth où nous habitions dans un même immeuble.

Le soir venu, Sitto Emm Saïd nous ordonna d’aller à la cuisine.

Pour prendre notre bain ...

Nous nous exécutâmes à contrecœur.

Là-bas, elle nous rejoignit pour nous donner elle-même ce bain.

Elle nous somma d’enlever nos habits.

Elle avait choisi l'espace de la cuisine pour bien mener sa tâche.

Elle avait fait placer au milieu de l'espace, un escabeau en bois sur les dalles de pierre froide. Deux seaux d’eau ; l'un rempli d'eau bouillante et l’autre d’eau glaciale.

Une écuelle en étain, un gros savon artisanal et une rugueuse éponge, une ‘lifé’ comme on l’appelait, avec laquelle elle nous frotta longuement et jusqu’au bord de l’écorchement.

Elle nous savonna de la tête aux pieds, puis nous aspergea et nous rinça avec une eau tiède qu’elle dosait dans son écuelle.

Petit détail que j'avais omis de mentionner ; la cuisine avait de grandes fenêtres qui donnaient directement sur la cour… Nous montions donc tour à tour sur cet escabeau sous le regard amusé de nos cousins qui ricanaient derrière les vitres ... dans le noir.

Une expérience humiliante que nous subîmes sans mot dire…

A la fin du calvaire, sitto Em Saïd nous sécha avec de grandes serviettes en coton nous enfila nos pyjamas, et nous envoya au lit.

En dépit de cette aventure embarrassante, nous aimions cette femme et lui vouions un grand respect.

Au petit matin, nous sortîmes retrouver nos cousins dans la cour.

Le soleil éclatant de Baakline portait toujours l'invariable goût du bonheur.

Après un petit-déjeuner d'œufs frits arrosés de mélasse de grenade (débess rémméne) au goût acidulé, et bu du lait tout frais, nous allâmes retrouver « sitto », installée déjà dans sa cour, et nous asseoir avec elle pour causer …

Un peu plus tard, elle interpella Hatem le jardinier : « tu vas les prendre chez Bahija l’institutrice, lui demander de les prendre et leur donner des leçons d’arabe, car leur arabe laisse à désirer. »

Nous nous séparâmes de nos cousins le cœur lourd, et partîmes docilement derrière Hatem.

La ruelle, qui dégringolait du palais vers le souk, était toute faite de pierre. Un parterre dallé sur lequel on pouvait marcher, et au milieu duquel cheminait un caniveau formé d'une judicieuse inclinaison des dalles, de manière à canaliser l’eau de pluie au milieu de l’allée. Des habitations étaient resserrées autour de cette ruelle descendante.

À travers notre descente, d'agréables odeurs de village nous remplissaient les narines.

Au milieu de la descente, Hatem s’arrêta pour frapper à une vieille porte. Celle-ci s’ouvrit, pour nous admettre dans une petite cour donnant sur une autre porte à laquelle Hatem frappa aussi. Celle-ci s’ouvrit également, pour nous révéler un local rempli d’élèves de tous les âges, assis chacun à son pupitre et occupés à leurs tâches.

‘Aamté Bahija’, comme tous les élèves l’appelaient, était debout entre les pupitres à leur donner des leçons et distribuer des instructions.

Il y avait dans cette classe des filles et des garçons de tous les âges.

Elle, faisait la dictée à un petit groupe, donnait du « kawaed » (grammaire) à un autre, et un exercice de calcul à un troisième, et ainsi de suite…

Elle tenait un crayon-mine dans la main, comme une baguette de chef d’orchestre, qu’elle utilisait pour distribuer ses directives.

« Aamté Bahija » était une femme modeste, pauvrement habillée.

Ses élèves étaient tous des enfants de pauvres dont les parents payaient la scolarité avec des bûches, des caisses de fruits ou un gallon d’huile d’olive, selon leurs moyens.

Elle donnait aussi à ses élèves des tâches domestiques à accomplir ;

« Nabih, vas chez le boucher Zaoukane me chercher un demi-kilo de viande hachée. »

« Souhayla, vas nettoyer les toilettes ! »

« Souad, cours voir si le riz dans la grande casserole est cuit ! ».

Et tout le monde s’exécutait.

C’était une école complète où toutes les classes étaient réunies en une, et les cours administrés par une seule maîtresse.

Nous avions l’impression d’être des extra-terrestres, et étions accueillis exactement comme tels. Mais il y avait en nous un plaisir indéfinissable d'avoir découvert ce petit monde.

Nous continuâmes ainsi durant 3 jours à alterner entre les dictées de aamté Bahija, et l’escabeau de la honte de ‘sitto Em Saïd’.

Notre mission obligatoire terminée, nous retournâmes chez ma grand-mère Adèle, heureux de retrouver nos vacances et de parcourir à nouveau sur nos bicyclettes, les chemins de la liberté…

 

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