Le soulèvement populaire libanais ne fait pas exception à la constatation générale qu’il y a partout plus de révoltes, mais moins d’efficacité. Après une tentative de vouloir édifier les institutions par les élections législatives, force est de constater que 10 % des « forces du changement » uniquement ont réussi. Pour le reste, c’est la même image avec le même effet au sein du parlement. Et pour cause, les forces traditionnelles sont des « champions pour échouer à présenter ou même à sauvegarder le bien public. »
Les treize « révolutionnaires » auront mis l’accent sur les valeurs plus que sur la politique. Et à la question : « qu’avez-vous fait avec les espoirs des gens ? », ils répondront : « la réponse est à trouver dans quatre ans et pas en cinq mois ». D’ici là, ils s’engagent à respecter la Constitution et les lois, la défense des droits en mettant l’individu au centre de toutes les décisions.
La question demeure : qu’a réalisé la Thaoura ?
Il faut se rappeler que quand on mentionne le terme changement « radical », on doit se référer au terme générique de radical : racines. L’affaire prend alors une autre envergure. L’important c’est que ce mouvement, comme pour le printemps arabe, a créé un avant et un après Thaoura. Les germes plantés dans la révolution vont donner des fruits et vont finir par aboutir, comme l’histoire de toutes les révolutions l’attestent.
Mais comme « toute révolution tend à dévorer ses propres enfants », ici, on a l’impression qu’ils s’entredéchirent. Or l’esprit révolutionnaire doit donner l’occasion aux réformateurs de faire entendre leurs voix. L’enjeu est de construire un État. Et si la Révolution ne s’est pas dotée d’un leader au début, ce qui aurait pu être considéré comme positif, par la suite, elle devrait se fédérer pour édifier un nouveau modèle social.
La révolution de 2019 a exprimé un sentiment de colère et d’humiliation. Comment des gens corrompus, médiocres ont-ils pu capturer l’État ? Les gens sont descendus dans la rue sur tout le territoire pour protester contre le système, pour revendiquer les droits de l’Homme, de la femme, sortir de la société patriarcale… C’était une protestation des générations montantes pour leur avenir, celle des classes sociales, pour les inégalités fondamentales "52% n’ont pas d’assurance médicale"…
La révolution de 2019 est différente des autres soulèvements :
- C’est la seule de cette ampleur, sans ténor
- Elle était décentralisée. Il y a eu des mouvements de la périphérie. Un Liban hors Beyrouth a été découvert, surtout par les jeunes Libanais.
- Elle s’est réappropriée l’espace et le temps public avec la création des espaces d’échanges, d’humour, de débats.
- Elle a témoigné de l’émergence de slogans reliés à la justice sociale et aux inégalités et non plus à des questions géopolitiques (départ des Syriens, cause de la Palestine…)
- Elle a opéré un retour à la sociologie politique du Liban (indépendamment des allégeances extérieures) : qui est avec qui, qui est dans la rue, qui est modéré, la présence des femmes…
Il y avait là tous les ingrédients d’un mai 68 mais qui a été étouffé par la violence de la contre-révolution
Cette contre révolution a pris plusieurs formes :
- Réaction de l’oligarchie, notamment avec le discours de Nasrallah
- L’oligarchie politico-financière qui a tout torpillé pour nous faire revenir au schéma habituel.
- Répression violente, dont celle de la police du Parlement.
- La Covid et le confinement, accompagné du retour de l’État qui s’est voulu responsable.
- Le 4 août qui voit le cœur de la ville explosé sans qu’on ne sache pourquoi le nitrate d’ammonium était là depuis des années…
- L’effondrement du système politique et financier, de l’impunité qui a sévi. La gloire du plus corrompu à échapper à toute justice citoyenne
- Le départ massif des Libanais du pays.
- Des élections parlementaires où les jeunes de moins de 21 ans n’ont pas obtenu le droit de vote (alors qu’au regard de la loi ils sont responsables dès 18 ans), excluant ainsi des élections une grande partie des manifestants.
On pourrait penser que la Révolution a échoué :
- Elle est restée très longtemps sur une posture moraliste. Se voulant la révolution de la dignité. Or la moralité ne fait pas une révolution. C’est juste un cri. La politique est une action. L’éthique est à différencier du politique. Ce dernier nécessite des alliances, des rapports de forces, du terrain, etc.
- Comme il y a plusieurs sociétés au Liban, il faut avouer que tous n’ont pas intégré de la même façon la révolution. Il y a un décalage sociologique et nous ne réagissons pas tous de la même façon. Cela est dû à la guerre, aux partis, aux cercles de pensées, aux idéologies qui approfondissent ce que pensent les uns et les autres. On forme par exemple des jeunes sur des notions qui ne sont pas communes. C’est tout un développement à part qui se fait à l'ombre des ministères qui ne contrôlent rien.
- La révolution s’est arrêtée car elle n’est pas une conclusion. C’est une transition politique. On a failli à penser cette transition larvée comme une société à part.
Pourquoi continuons-nous à employer le terme de révolution ?
- Il y a là une dynamique identitaire : le peuple s’est défini comme un acteur de changement.
- On retrouve une revendication totale. C’est de toute la société dont il s’agit.
- C’est une dynamique continue qui ne s’apparente pas à une définition léniniste de la révolution (supprimer brutalement les autres). C’est une dynamique, un processus en marche.
Comment arriver à un ordre homogène ?
Cela se construit sur un programme politique. On a manqué à le faire. L’alternative entre cette transition et la guerre civile est la politique du bord du gouffre.
Les perspectives d’avenir buttent sur la réalité de l’État. Il est capturé avec l’absence de la justice. On a affaire à une classe dirigeante qui a le mépris de la loi.
L’enjeu est de repenser la constitution de l’État, son appropriation par les politiciens qui sont supposés le servir.
Au Liban, il nous faudrait une alliance, un programme, un leadership. C’est possible de le faire maintenant. Aujourd’hui les Libanais n’ont plus peur. Il faut passer à une logique de plateforme. Penser un tribunal populaire pour enquêter sur le 4 août. Reprendre les actions sans idéalisme moralisateur. Il faut construire l’État. On ne l’a plus.
Que propose la Thaoura actuellement ?
Des projets. "C’est une tradition au Liban de proposer des idées". Mais il faudrait développer les projets pour garder les gens concernés : obtenir l’indépendance de la magistrature, réformer l’éducation, la santé, lutter contre l’impunité… La réalité c’est que les criminels donnent l’exemple et rien ne se passe, pas de chantier économique et social, etc.
Qui porte ces projets ? Comment lancer ces initiatives qui nécessitent de la volonté, des compromis, des alliances et cela pour plusieurs années ?
Il faudrait pouvoir faire pression sur ceux qui portent les projets, parler, garder le contact, organiser des colloques, etc.
Que veut la Thaoura ?
Depuis 2015, avec le mouvement : Tol’it rihetkon, les révolutionnaires ont commencé à prendre position. Il y avait là un potentiel de révolution qui a connu un soubresaut en octobre 2019.
Mais après trois ans, quand on parle de changement, il faut savoir ce qu’on désigne par ce mot. Changement de quoi ? Aller d’où à où ? Sinon, c’est une notion vide. Il faut expliquer ce concept pour aller de l’avant.
Pour certains, il y a les vrais révolutionnaires et il y a les faux composés de partis confessionnels qui perpétuent le système, les forces du 8 et du 14 mars, les radicaux, ceux qui veulent renverser le système et il y a ceux qui sont qualifiés de forces de « rupture ». Ces derniers ont un devoir de vigilance, de lucidité, de réalisme et de patience. Ils ont un rôle législatif, celui de voter des lois pour « soulager » les citoyens (comme l’indépendance de la justice, au sein de l’administration) et ne pas faire de blocus systématique, en attendant le changement. Ils ont aussi un rôle politique, effacer le confessionnalisme, restructurer et créer de vrais partis politiques, car sans engagement citoyen pas de réformes ni de débat démocratique.
Ces militants de la rupture doivent se regrouper dans des partis politiques pour imposer le changement. Ce à quoi on peut se demander comment reconquérir sa souveraineté et réfléchir dans quelle loi électorale va-t-on opérer cette rupture.
Pour d’autres, si la société est divisée, cela est normal (bien qu’il s’agisse aussi de savoir qui définit que nous sommes divisés et sur quoi), sinon ce serait une dictature. On peut douter des forces actuelles (au niveau de la sécurité, de l’électricité, etc.), les incidents politiques sont prévus et c’est normal. Quand tout marche, il y a il y a des divisions mais pas de polarisation. C’est la polarisation qui paralyse les systèmes politiques.
Au Liban il y a une hégémonie au sein du pouvoir, une polarisation entre allégeance au 8 ou au 14 mars. C’est la légalité du système qui est mise en doute. L’effondrement financier qui a suivi la révolution de 2019 a levé le voile sur tout le système pourri, là où tout potentiel de changement va être contré par les forces traditionnelles polarisées entre 8 et 14 mars. Imputée à la présence syrienne au début, cette polarisation a représenté par la suite l’affiliation à l’un des deux groupes et la volonté de s’y cramponner.
La révolution d’octobre 2019 a connu un moment fédérateur autour de l’idée que nous devons changer de l’intérieur et que les gens ont des droits. Mais le danger dans la post révolution c’est qu’on glisse dans une situation semblable à celle du clivage entre 8 et 14 mars. "Les parties en présence (Hezbollah, Forces libanaises ou autres) doivent se définir d’une nouvelle façon. Ce n’est pas un État qu’il faut partager, mais un pouvoir".
Le problème est de savoir comment créer un nouveau rapport de forces. Le Hezbollah « a vidé le pays de tout » et a proposé un concept très fort en s’érigeant comme le protecteur de sa communauté. Face à lui, se sont érigées plusieurs forces révolutionnaires avec quelques rares succès mais qui perdent de leur crédibilité. Elles n’ont pas de programmes et ne communiquent pas leur plan d’action. Elles s’entendent pour dire que les chefs de parti sont ceux qui suscitent et fomentent les crises, mais ne précisent pas quel système économique social financier elles veulent. Il est urgent de créer un corps révolutionnaire solide. Il est temps de travailler ensemble et de reconnaître que chacun seul ne peut aboutir. Certains sont arrivés au Parlement, mais il faut travailler politiquement.
Si nous sommes des révolutionnaires, on doit proposer des solutions.
Pas de conclusions à ce brillant panel de propositions, mais quelques suggestions et de grandes interrogations :
-Se regrouper avec ceux qui ont la même approche. Mais que veulent-ils ?
- Comment libérer l’Etat ?
- Comment résoudre le problème des armes du Hezbollah ? La relation entre le Liban et l’Iran n’est pas seulement organique, mais c’est aussi une relation idéologique, politico-militaire. Le Hezbollah est légitime et il a des armes, c’est tout le défi.
- Comment faire pour réduire le confessionalisme ?
- Comment sévir contre l’impunité ?
- Il faut se poser des questions concernant la corruption. Pourquoi l’État s’est-il endetté plus qu’il ne le peut ? Au profit de quoi ? De qui ? sachant que « les banques ont fait un bénéfice brut de 4000 % », il faut se questionner sur ce vol impuni des citoyens par les banques… « Il n’y a pas que le confessionnalisme comme pierre d’achoppement ».
- Mettre à contribution la diaspora
En (très) bref : la révolution doit se constituer comme un groupe d’opposition pour s’imposer comme interlocuteur sérieux, à tous les niveaux (états, municipalités, assemblées populaires…) Or elle ne parle toujours pas au public. Elle n’a toujours pas de bloc qui les représente…
Il faudrait aller plus loin et avec plus de sérieux.
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