Comment expliquer le titre du cycle de conférences : “Out of Sync” ?
Alia Hamdan : Le titre complet du programme est « Out of Sync, an invitation to reflect on the current state of the acting body ». Dans le texte curatorial, je décris comment les corps endurent, depuis quelques années ici, des évènements aux vitesses paradoxales – une explosion d’une violence accélérée et inouïe et un effondrement lent et agonisant de toutes les infrastructures. Comment est-ce que les corps enregistrent les effets de cette époque d’effondrement et agissent dans ce contexte ? Ce qui motive cette invitation, c’est le sentiment, partagé, qu’une époque, celle de la post-guerre, est finie, et que nous sommes aujourd’hui face à une phase historique différente, qu’il est bien de nommer, penser, et de tenter de voir. J’ai donc adressé cette invitation à un nombre d’artistes, d’écrivains, de penseurs et au public, afin de converser autour des changements que cette phase induit dans le régime esthétique et les pratiques artistiques. Au lieu donc de partir d’une approche disciplinaire ou centrée sur les arts de la performance, le pari a été de partir de l’expérience collective ou existentielle comme d’un socle, dont on dégage des composantes esthétiques, pertinentes pour les artistes de la performance.
Le cycle de conférences s’est intéressé à deux volets : le contexte politique et les pratiques artistiques. En quoi sont-ils liés ? Comment se répondent-ils ?
Il est clair que les deux volets du contexte politique et celui des pratiques artistiques sont liés et ce qu’on appelle l’esthétique politique, qui vise à faire ressortir leurs liens ou encore à affirmer la spécificité d’un lieu – comment un contexte politique donné engendre des manières spécifiques de voir, de sentir et d’agir, et de penser, l’objectif étant de résister à une culture hégémonique globale qui impose des catégories génériques sur les productions culturelles situés dans des lieux périphériques, mais aussi de travailler à “mériter” les évènements, au sens que Jalal Toufic donnait à la tâche de « deserving », dans Undeserving Lebanon. L’objet d’attention, dans cette série de talks, est le contexte actuel, dans sa nouvelle mutation ou phase, une phase que Walid Sadek qualifie notamment de “time after time”, d’un “temps d’après le temps de la post-guerre”), un temps où les soucis vitaux et artistiques semblent avoir shiftés. C’est donc de ces shifts dont il a été question, principalement, durant ce programme.
Comment est-ce que vous avez été amené à constituer cette “équipe” de conférenciers et Modérateurs ? De quelle(s) volonté(s) est-ce que vous avez tous accepté de vous réunir autour de ces sujets ? Quel message avez-vous souhaité adresser au public libanais ?
Pour ce programme, j’ai invité Walid Sadek, artiste et écrivain, Fares Chalabi, penseur et théoricien de l’art, et Lawrence Abu Hamdan, artiste et théoricien, persuadée que leurs différentes approches esthétiques politiques et leurs connaissances approfondies du contexte
Libanais seraient propices à une conversation autour du présent et des manières dont celui-ci se réfléchit dans de nouvelles questions ou problèmes artistiques. J’ai également invité les artistes Maissa Maatouk et Lamia Abu Khadra, vivant à Beyrouth et s’intéressant de près au travail de ces invités, à modérer ces entretiens. Il n’y a pas de message pour le public à proprement dit, mais plutôt la volonté de se réunir avec ce public, pourvu qu’il soit intéressé par les champs de la production culturelle et artistique, et de fabriquer ensemble un moment commun, de réflexions et de conversations autour de ce qui fait sens ou pas aujourd’hui pour nous.
Pourriez-vous nous expliquer davantage des conférences qui se sont déroulées durant ce cycle ?
Le programme s’est ouvert avec une performance audiovisuelle (Natq, un essai audiovisuel sur la politique et les possibilités de réincarnation) donnée par Lawrence Abu Hamdan. Abu Hamdan y a présenté la figure de Bassel Abi Chahine, un jeune homme qui a fait l’expérience d’un « Natq » ou éprouvé des signes de réincarnation et qui devient historien, –il collecte des archives autour d’un épisode précis de la guerre civile, ayant eu lieu au Shouf. La pratique de Bassel en tant qu’historien est donc inséparable d’un corps perméable à d’autres. En ce sens, la posture de Bassel est unique car double : Bassel est à la fois un expatrié ayant grandi aux Etats-Unis et Youssef el Jawhari, un combattant mineur mort durant la guerre civile, ou encore Bassel est à la fois quelqu’un qui a vécu la guerre et ne l’as pas vécu. C’est depuis cette posture unique, que Bassel est pour Abu Hamdan « une nouvelle catégorie de témoin », quelqu’un capable de franchir les séparations entre le passé et le présent, l’ancienne génération et la nouvelle génération, le monde des vivants et le monde des morts, des séparations soigneusement maintenues par les leaders sectaires au pouvoir et par la loi d’amnistie. C’est aussi depuis cette posture que Bassel est un témoin du présent et se présente lui-même comme l’évidence, l’évidence d’un « crime de paix », – d’un statu quo, maintenu au prix de vastes forces de subjugation et d’assujettissement. Il me semble que Bassel est un témoin subversif, capable, d’une manière peut-être complémentaire aux révoltes de 2019, de miner l’autorité de leaders sectaires, de ceux qui se réclament à la fois d’un double pouvoir, spirituel et politique, d’un double discours, confessionnel et étatique, sans toutefois, jamais faire communiquer ces deux.
Concernant le talk de Fares Chalabi (Sectarian Image : Action) a exploré la façon dont l’action peut être conçue dans le contexte libanais, en contraste aux conceptions modernes et postmodernes de l’action, propres à ce que l’on appelle les Grandes Démocraties, et ceci afin de dégager la spécificité de l’action dans un “milieu sectaire”, c’est-à-dire un milieu politique, qui selon Chalabi, est composé par deux sections hétérogènes –une section confessionnelle qui se manifeste notamment dans un système électoral à quotas et une section démocratique qui se manifeste notamment dans une société avec un système développé de services bancaires, éducatifs, etc. A partir de cette définition du milieu sectaire, Chalabi développe une théorie de “l’image-sectaire”, une image divisée ou structurée par une “coupure actuelle”, ce qui fait que toute action, perception ou affection oscillent entre deux polarités ici. Prenant des exemples d’actions tirées du cinéma et de la vie quotidienne, Chalabi a comparé les modalités de l’action selon les différentes périodes – “l’action hectique” durant la période de la guerre civile, “l’action compulsive” durant la période de la post-guerre et enfin “l’action populaire” pour la période de l’effondrement. Dans une seconde partie de sa talk (disponible aussi en ligne), Chalabi a proposé une série de réflexions esthétiques autour la période actuelle, qu’il définit comme un temps de “paix corrompue”, comme un temps où chaque évènement, devenu d’ordre globale et problématique, génère une série d’effets dispersifs –par exemple, la crise des banques génère une série des détournements et de prise d’otages de banques. Dans cette situation, la conjoncture esthétique est telle qu’elle ouvre sur un art optique, pop et sériel, avec des spécificités propres : notamment, Chalabi évoque un “material optics” qui serait à l’œuvre dans le nouveau travail pictural de Walid Sadek, un art de la sérialité à l’œuvre dans la récente exposition de Marwan Rechmawi ou encore dans la vidéo Floating lights par Maissa Maatouk, et enfin un pop art où le corps et l’image deviennent indiscernable, comme dans certaines images de Raad Yassine ou celles que Myriam Boulos as fait des révoltes de 2019.
La conférence de Walid Sadek (I know this much is true) s’est attardé sur un graffiti, visible sur certains murs de la ville et produit dans le sillage des révoltes de 2019, qui se lit ainsi : ‘We will not call for accountability, we will avenge’. Comment faire sens de cet énoncé, dans un contexte, où entre autres, comme l’évoque Sadek, la force des révoltes de 2019 a été neutralisée, l’enquête de justice pour le 4 août est bloquée et où une crise économique criminelle tient en otage l’ensemble de la population ? Ce que ce signe donne à penser et à sentir pour Sadek, est une “figure” de la vengeance, qu’il construit à travers huit propositions, une figure de vengeance pure, spectaculaire, vide et sans but – sans futur, ni téléologie, sans catharsis, ni rétribution. Cette figure esthétique, en quelque sorte désintéressée, de l’ordre d’une posture plutôt que d’une essence, comme le rappelle la définition que donne Sadek de ce qu’est une figure –“A figure therefore is a dynamic position to enter into without necessarily fully embodying, a set of possible actions to perform without necessarily upholding an essence.” On comprend que l’effectivité de cette figure est celle de donner consistance à une temporalité souterraine, silencieuse, qui travaillerait depuis les profondeurs à miner la temporalité corrompue qui se maintient à la surface, celle chronologique de l’histoire et de ses vainqueurs. De ces signes de vengeance qui figurent dans un graffiti ou dans une pièce de Wajdi Mouawad (Anima), de ces symptômes qui surgissent dans le présent, Sadek tire une invitation à penser la vengeance comme objet d’intérêt esthétique, mais à condition que de cela puisse sortir quelque chose comme de nouveaux mots ou un réapprentissage de la parole.
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