« Zyara », le webdocumentaire qui portraitise des histoires de vie à partir de l’intime et de l’écoute.
10/01/2023|Gisèle Kayata Eid
Elles fonctionnent à l’authentique. Denrée rare à l’heure du bling bling et de la course aux likes. Sur YouTube, entre chimères, « waw ! » et futilités, leur série clique différemment sur nos écrans. Denise Jabbour et Muriel Aboulrousse sont d’une autre trempe. Celle en voie de disparition, qui a le don de nous faire réfléchir, nous émouvoir et surtout nous reconnecter avec notre humanité. Leur slogan n’est pas moins que « Zyara, Life is Beautiful ». Toute une promesse.
Enthousiastes, émues, amicales voire familières, deux jeunes femmes reçoivent un prix (pas moins que le 45ème !) devant un public non habitué aux grandes salles, mais composé de monsieur et madame Tout-le-monde. Il y a de l’émotion dans l’air et beaucoup de ferveur quand Denise et Muriel parlent et qu’elles remercient ceux qui leur ont fait confiance. Toutes les 84 personnes qui ont attesté de leur parcours et de leurs déboires pour témoigner que la vie vaut la peine d’être vécue ne sont peut-être pas présentes, mais celles qui ont participé à la 7ème session de « Zyara » sont venues exprimer leur joie d’y avoir collaboré.
Pour les habitués des webdocumentaires, « Zyara » est un phénomène unique en son genre au Liban. À travers des capsules vidéo de cinq minutes, des personnes de toutes confessions, milieux sociaux et conditions économiques nous racontent leur parcours douloureux et comment elles s’en sont sorties. Pas de sensationnalisme, pas de mot superflu, ni surtout d’apitoiement sur leur sort, elles exposent leur cas (un avenir écrabouillé, un désir de reconnaissance bafoué, un handicap, une injustice, une faillite, un exil…), leur cheminement dans l’épreuve et les leçons qu’elles en ont tirées.
Mais il y a plus. Et c’est ce plus que je suis allée questionner pour comprendre comment nous, spectateurs, sommes remués dans l’âme par ces mini-films qui retracent des destinées qui nous sont étrangères mais qui pourtant viennent nous chercher par leur universalisme.
J’ai trouvé deux professionnelles du cinéma, amies de longue date, qui se sont rencontrées à un tournant convergent de leur vie. Denise, la productrice, en avait marre de consacrer sa carrière aux projets des autres, sans satisfaire son moi profond. Elle était fatiguée d’être dépendante d’un coup de fil pour une production qui réponde aux attentes d’étrangers. Empathique de nature, intéressée par les gens, à leur écoute, elle propose à Muriel de créer un projet inédit qui puisse changer quelque chose dans leur vie et dans celle de la société. La réalisatrice et chef opératrice de l’émission était en plein deuil : « Quand ma nièce de quatre mois a succombé à sa malformation congénitale, la vie s’est arrêtée et le sens des choses avec. J’ai réalisé que je ne voulais pas travailler pour faire de l’argent, mais me consacrer à quelque chose qui réponde à ce que je suis et à ce que je veux de la vie, quelque chose qui émane de mon cœur et de mon âme. »
Nous sommes en 2014. Décidées à être les coéditrices de leur vie, les jeunes femmes choisissent de passer la parole à ceux qui ont des choses à raconter pour partager leur courage et témoigner de leur résilience. Elles y mettent tout leur cœur et prennent surtout un grand risque : celui de sortir des chemins battus et fermement balisés.
… Et elles y arrivent. Les quatre premiers épisodes de Zyara ont beaucoup d’impact, ce qui a poussé les cinéastes et leur équipe à persévérer… et à s’imposer. Elles sont aussitôt immergées dans une synergie qui leur donne des ailes. « C’est la première fois qu’on faisait un travail en lequel nous croyions, porteur d’un message. L’équipe au complet a rejoint cette dynamique et participe sans ego et gratuitement au concept. Nous partageons tous la même éthique et cela se reflète dans le produit final » affirme Denise. Muriel va encore plus loin : « Zyara a été une renaissance pour moi, une expérience qui m’a bouleversée. Je me suis jetée dans l’inconnu, il est vrai, mais j’y cherchais ma raison de vivre. Et je l’ai trouvée. Je vis en harmonie avec mon âme. Tout est aligné dans ma vie : ce que je sens, ce que je suis et ce que je dis. » Et c’est exactement, le message et le secret des épisodes de « Zyara » : arriver à être en paix avec soi-même.
Leur démarche est très simple : elles vont faire une visite à une personne qu’elles ont repérée, qu’on leur a recommandée ou même qui s’est elle-même proposée. Au cours de cette « Zyara », après un bon café et une causette sur tout et rien, alors que Muriel repère la place et se laisse imprégner par les images autour, Denise s’implique dans la conversation : « Je commence toujours par des questions superficielles puis au fur et à mesure je m’approfondis sur tel ou tel aspect du sujet que je sens important ». Face à cette écoute active, accueillante, les langues se délient. Les personnes sont en confiance. « Elles ne craignent pas d’aller trop loin dans leur confession. Au montage, nous choisissons ce qui ne pourrait pas, ne devrait pas rester sur les réseaux sociaux, comme, par exemple, une déclaration trop importante qui puisse leur porter préjudice ou susciter des commentaires virulents de la part des internautes. Nous protégeons nos héros. Et ils le savent. Jusqu’à maintenant, après 84 témoignages, personne n’a jamais senti que nous les manipulons ou que nous exploitons leurs récits. Ils se retrouvent dans les films sans se sentir gênés par ce qu’ils ont livré. »
Et alors que la confession se fait plus intense, plus intime, que Denise fait un avec les sentiments de son interlocuteur, en lui parlant de cœur à cœur : « Il y a des gens qui hésitent, qui prennent une longue inspiration, qui attendent… Ces silences et ces hésitations sont très importants car cela reflète leur état d’âme. », Muriel assume son rôle derrière la caméra. Elle filme tous les éléments qui vont enrichir l’histoire, notamment ce que l’interviewé aime particulièrement. Cela peut être la mer ou la forêt ou la maison. Le lieu qui ressemble le plus au personnage. « Je suis complètement immergée dans l’ambiance et au-delà de l’aspect informatif ou représentatif, je filme intuitivement toutes les images qui représentent et personnalisent notre invité. Comme si ma caméra cherche à rentrer dans son corps, avec émotion, poésie, tendresse, amour de la lumière… Ce que je ne peux exprimer en mots, mais qui reflètera l’esprit de l’épisode… » Et bien sûr l’esprit de Zyara.
L’entretien se termine au bout de 30 à 60 minutes durant lesquelles le « témoin » raconte ce par quoi il est passé, comment il a vécu le problème et comment il a pu le dépasser d’une façon positive. Les questions de l’équipe de tournage sont alors les bienvenues puisque tous travaillent dans le même esprit, ils savent ce que l’émission veut tirer de leur « héros » et pourquoi ils l’ont choisi particulièrement, « C’est un travail de création et de collaboration. Personne n’a l’exclusivité sur un paramètre ». Ils font tous partie de la zyara conviviale qui s’achève par un repas partagé.
La zyara terminée, le travail continue : étalonnage, mixage sonore, sous-titrage…Mais surtout prendre le temps de souffler, de retrouver leurs esprits et de la distance pour le prochain épisode. « Le plus difficile pour nous c’est d’être en présence d’une personne qui partage ses pensées les plus intimes et les plus douloureuses. C’est tout un flot d’émotions qui nous fragilisent parce que nous nous approprions leurs histoires, un peu comme si nous avions vécu avec eux leurs difficultés. Il nous faut du temps pour résorber tout cela. »
Mais qui peut avoir le privilège de recevoir une Zyara ? « Il faut vouloir livrer un témoignage de vie. Nous ne sommes pas là pour du bavardage. Nos invités racontent l’essentiel de leur expérience qu’ils ont vécue mais surtout ils doivent être, enfin, bien avec eux-mêmes, gage qu’ils ne regretterons pas plus tard d’être allé trop loin dans la confession. On leur demande d’être honnêtes. Ils sont confiants que nous ne les jugerons pas. Bien au contraire car, pour nous, avoir le courage de révéler son expérience est déjà un exploit en lui-même. Notre but c’est d’en faire des héros à leur propres yeux, évacuer la victimisation et prouver qu’on peut toujours garder un regard positif sur la vie. Ils sont bien entendu conscients que l’entretien sera enregistré, filmé, diffusé et signent un accord en bonne et due forme, confirmant le tout. »
Et si leur histoire n’est pas assez intéressante ? « On croirait que certaines histoires sont banales, en fait, elles résonnent toutes chez certains individus et parfois même plus que des parcours plus douloureux qu’on imaginerait plus intéressants. C’est là tout le talent de Denise » ajoute Muriel. « Aussi simple que l’histoire puisse être, relative et subjective, elle peut être unique et inspirante pour ceux qui passent par la même expérience. Il y aura toujours des personnes qui vont s’identifier dans le cheminement et les leçons de vie qu’elles en ont tirées. Il y a des témoignages si intenses et puissants qu’on pourrait en faire trois épisodes. Des thèmes très divers peuvent se recouper. Ils peuvent aussi suivre l’actualité. Après le 4 août nous avons fait une série sur les victimes, les pompiers, les volontaires qui ont nettoyé la ville. Maintenant c’est la crise économique qui suscite des témoignages : les banqueroutes, les faillites, etc. »
Profondes, vraies, ouvertes aux autres, les jeunes femmes sont heureuses de leur projet « qui s’impose par lui-même. Ce qui est important c’est de faire ce qu’on aime pour sentir que la vie a un sens. Ne pas la planifier, mais aller au-devant de ce qu’elle nous propose. Où allons-nous ? Pourquoi vit-on ? C’est à nous de chercher des réponses. » Autant de questions existentielles qu’elles essayent de dégager dans ces capsules vidéo aussi intenses que sincères, en donnant la parole à des personnes qui n’auraient jamais eu sinon l’occasion de crier tout haut qu’elles ont vaincu ce qui les a anéantis un jour.
Un projet noble qui requiert beaucoup d’investissement… À tous les niveaux. En attendant de projeter la 8ème série de Zyara vers la fin 2023, Muriel et Denise s’activent à organiser des projections publiques, des réunions dans les écoles, les universités. Elles désirent surtout éveiller les jeunes. L’initiative « Zyara Goes to School » leur est destinée : « Les enfants ont besoin de savoir que les adultes leur racontent des choses vraies, qu’il n'y a pas de mal à être vulnérable et même qu’on peut en tirer une force. Nous voulons montrer qu’on peut rester honnête par rapport à nos émotions, ne pas en avoir honte. Cela fait une grosse différence chez les enfants, surtout chez les adolescents. »
… Beaucoup de courage, d’ambition, de réalisations : 12 épisodes, 8 saisons… Mais pas ou très peu de moyens. Vaillantes, elles prennent le temps de refocaliser leur stratégie de financement, d’aller vers la diaspora, de multiplier les contacts. À la recherche d’une plateforme internationale, elles seraient heureuses d’avoir des commandes, des abonnements, des canaux de distribution pour faire rayonner leur produit et sa qualité première : l’authenticité.
Pour en savoir plus sur « Zyara » et ses créatrices : https://homeofcinejam.com/zyara/
ARTICLES SIMILAIRES
Carlos Chahine : « Le passé prend toute la place »
Garance Fontenette
08/02/2024
Les amours sans refuge de Wissam Charaf
Maya Trad
10/01/2024
La Lune est morte
Zeina Saleh Kayali
20/12/2023
Festival de cinéma libanais de France à l'Institut du monde arabe
Léa Samara
28/11/2023
Marie Rouhban une cinéaste franco-libanaise à Los Angeles
Zeina Saleh Kayali
17/10/2023
Antoine Kababbé : « Où allons-nous ce soir ? »
Gisèle Kayata Eid
02/10/2023
Spot on : Sany Abdul Baki
08/08/2023
17 juillet, fête de Sainte Marine : Sacraliser la mémoire
Gisèle Kayata Eid, Montréal
17/07/2023
Siham Kortas : Découverte, fascination et fierté des « doigts de fée »
Gisèle Kayata Eid, Montréal
21/06/2023
Le Cinéma libanais s’apprête à honorer son industrie
Maya Trad
16/06/2023