A quelques kilomètres de nos frontières, les têtes tombent, les corps sont éventrés, violés… Même la pierre est violée. A quelques kilomètres de nos frontières, les enfants ne savent plus rien de l’enfance, ils sont jetés dans la rue ; dans nos rues à nous aussi, dans nos villes. A Tripoli, les jeunes s’invectivent, s’injurient et se tabassent comme dans un mauvais film. Une ONG libanaise, March se hasarde à défier la loi de la jungle, en pénétrant dans la jungle et en apprivoisant ses fauves. Sur les planches du théâtre à Tripoli et de l’iconique Masrah al-Madina, les jeunes de Bab el-Tebbaneh et de Jabal Mohsen livrent une performance théâtrale, mais aussi et surtout, une incarnation même de catharsis et de réconciliation. Par la grâce du théâtre, instrument éminemment politique - les Grecs anciens ont ainsi posé les bases de la démocratie - mais aussi par la grâce de l’intention qui porte un acte… de foi et de prise de risque. Les fondateurs de MARCH ont osé le nouveau, ont osé l’impensable : rapprocher les ennemis jurés ; sur le terrain, sans a priori, car les a priori limitent l’imagination et l’action. Les initiateurs du projet tout autant que les jeunes comédiens amateurs ont eux aussi osé se mettre ensemble et se laisser porter par un travail dont ils ne savaient pas forcément à l’avance les fruits ; laisser les choses advenir, se dévoiler, laisser le processus se faire.
Il en va de même de l’initiative du Conseil national des indépendants du 14 Mars, née un soir de la fin juin, dont on ne sait pas encore très précisément encore quel sera son impact mais dont on sait qu’elle prend néanmoins le risque du trans-communautarisme et d’une logique profonde de paix, urbi et orbi, aux antipodes même de tous les logos prévalant. Un Voyage au bout de la violence, c'est-à-dire au début de la paix, présidé par l’auteur du livre éponyme, Samir Frangié, un homme de dialogue et de culture ; un homme qui n’a jamais cessé de semer des ponts ou des passerelles, selon ce que le contexte permettait. Un penseur qui a compris que tout émane de la pensée et qui a opté, à l’instar d’un autre grand penseur qui a changé le monde - du moins le sien - Ghandi, pour l’ahimsa ie la non violence. Dans un pays d’un milliard d’habitants, de confessions différentes vivant pour la plupart dans des conditions de précarité inouïes, Ghandi, armé d’une conviction profonde et d’une vision, a pu faire entendre son message de non violence. L’économique à lui seul ne justifie pas la violence crue et l’extrémisme. Par-delà l’économique qui est certainement à adresser, c’est d’un état d’esprit qu’il s’agit, subversif, bouleversant les schémas acquis - là résidait la puissance de Ghandi.
Nous avons sans doute du mal à le distinguer sous les projecteurs, mais il bourgeonne aussi dans le monde arabe maintenant cet état d’esprit, libéré de la peur, ouvert à l’autre et créatif : à travers toutes ces initiatives prises par la société civile qui rapprochent les individus ; à Tripoli, dans les prisons, dans les camps ou auprès des refugiés ; à travers le soutien individuel y compris financier(1) aux projets culturels et socio-économiques, aussi petits soient-ils ; à travers un bouillonnement et un rayonnement artistique et créatif ; et au départ, à travers des insurrections inspirées dans leur genèse par des méthodes pacifistes - s’appuyant sur les théories de révolte non-violente du politologue Gene Sharp (2). Des initiatives, jeunes, qui, chacune à sa manière viennent nous rappeler, comme la jeunesse, que tout est encore possible. Même au milieu du chaos ; dans la mesure où la liberté réside dans l’initiative, dans une certaine vision du monde et dans une puissante détermination intérieure à la cultiver. Des initiatives jeunes, qui comme la jeunesse, s’autorisent un changement de perspective.
‘‘Même si le fruit de nos efforts ne se concrétise pas totalement au cours de notre vie, nous avons commencé quelque chose. Et les générations futures suivront’’, dit le Dalai Lama(3) qui constate qu’un ‘‘changement de perspective s’est produit à la fin du XXe siècle qui a vu se développer des expériences et des intérêts nouveaux ainsi qu’une conscience plus profonde’’… Il n’est pas nécessaire d’être bouddhiste pour observer l’interdépendance des choses et des êtres, les limites de la violence et de systèmes économiques et sociaux - qui produisent chaque jour plus de déséquilibres et d’exclusions - et le potentiel de la non violence, de la bienveillance et celui de l’art ; ‘‘qui a quelque chose à voir avec l’atteinte de la sérénité au milieu du chaos (…) avec un arrêt de l’attention au milieu de la distraction’’, d’après les mots de Saul Bellow.
(1) Comme l’atteste l’essor du crowdfunding
(2) Prônées par Canvas, l’organisation serbe qui a contribué à la chute de Milosevic et qui a forme de nombreux militants dans le monde arabe à la révolte non violente
(3) A l’occasion d’une rencontre dirigée par Matthieu Ricard réunissant des scientifiques, des acteurs sociaux et des intellectuels de renommée mondiale qui ont mis en évidence les éléments essentiels qui manquent à nos sociétés et qui réfléchissent sur les moyens d’introduire davantage de bienveillance au cœur des systèmes économiques et sociaux.
ARTICLES SIMILAIRES
Badaro farmers market, le rendez-vous du dimanche
Solène Tissot
10/02/2022
Intami, le réseau unique en son genre
Julia Mokdad
10/06/2021
La petite valise noire
Maya Haddad Baraké
13/05/2021
Frère André De Lalande : Vivre est un verbe… d’action
Gisèle Kayata Eid, Montréal
04/05/2021
J'ai parcouru Beyrouth hier
Hala Moughanie
26/04/2021
Promenade à Raouché
Nada Bejjani Raad
06/04/2021
‘La Minute Info’, un break ludique
24/03/2021
'Afikra' ou comment cultiver la curiosité
24/02/2021
Nos vœux pour une meilleure année 2021
Équipe de l’Agenda Culturel
22/12/2020
Le Programme L’Oréal-UNESCO « Pour les Femmes et la Science » Célèbre l’Excellence de 6 Chercheuses de la Région du Levant
15/12/2020