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Le triste sort de l'Avenue des Français

09/02/2025|Ramzi Salman

Que deviendrait ‘Les Deux Magots’ si un jour on démolissait l’église de Saint-Germain-des-Prés et son parvis à Paris, pour ériger un pont et améliorer la circulation automobile ?

Ce bastion des intellectuels serait sûrement remplacé par un MacDo, avec des chaises en alu, et une vue imprenable sur la nouvelle bretelle et ses tuyaux d’échappement.

Sartre et Beauvoir auraient adoré venir s’y asseoir et philosopher autour d’un café au lait.

Après tout, pourquoi préserver un patrimoine, vieil amas de pierres, lorsqu’on pourrait bâtir à la place, une infrastructure ‘optimisée’ ?  Pourquoi s’alourdir de l’Histoire et des souvenirs d’une ville ?

Il n’y a pas très longtemps, existait à Beyrouth une délicieuse promenade, qui, un jour, s’est volatilisée comme par un tour de magie. Et le temps se chargea de la faire disparaître sans faire de bruit.

Cet illustre endroit gommé de la carte, s’est transformé en un rêve. Relégué aux oubliettes il n’en reste aujourd’hui que quelques cartes postales, et des photos pour rappeler aux fouineurs du passé, que ce lieu a bel et bien existé un jour...

Ce lieu s’appelait « l’Avenue des Français ». Je m’y promenais lorsque j’étais jeune, et jusqu’en 1975, au début de la guerre civile. Et depuis sa disparition, j’ai comme une frustration étouffée, d’avoir perdu ce point de repère de notre capitale.

J’ai donc essayé de reconstituer sa belle histoire et son triste destin ...

Au début du 19ème siècle, alors que le Proche-Orient était renfermé sur lui-même, Beyrouth, accueillait le monde à bras ouverts et se dessinait comme une ville d’hospitalité, et un carrefour d’échange et de liberté.

En 1838, les Ottomans, qui régnaient sur la région, changèrent la loi en libérant l’exportation.

Cette décision poussa certains fabricants de soie Lyonnais à venir exploiter la production de la filature de soie à partir du Mont-Liban. Ils construisirent au village de Btater une magnanerie. La demande du fil de soie était telle, qu’en l’espace de quelques années, 183 magnaneries furent construites à travers tout le Mont-Liban.

Les rentrées de cet export atteignirent la moitié de produit national brut du Liban ! La sériculture (culture de mûriers), à la base de cette industrie, se propagea sur tout le territoire.

Il s’ensuivit pour le Liban, un essor économique, qui dura plusieurs décades.

On assista alors, à l’épanouissement d’une riche bourgeoisie beyrouthine, qui investissait sa richesse dans de nombreux projets qui occidentalisèrent la capitale et y créèrent une qualité de vie exceptionnelle.

On pourrait même dire que le mode de vie épicurien des Libanais d’aujourd’hui, et leur haut degré de raffinement portent leurs graines dans tout ce que cette bourgeoisie avait créé à cette époque.

En 1948, le sieur Saloum Bassoul, personnalité marquante de l’époque, financier, homme d’affaires et grand propriétaire terrien, avait fait fortune en finançant les producteurs de filature de soie dans la montagne. Ceux-ci vendaient leur production aux français et lui remboursaient leurs dettes avec de cossus intérêts.                                                                                     

Bassoul dont les bureaux se trouvaient à Souk el Jamil, à quelques pas du Port, construisit en 1885 un hôtel, pied dans l’eau.

Il l’appela, le « Grand Hôtel Bassoul ». Cet hôtel comportait 20 chambres et était l’un des premiers hôtels du Moyen-Orient.

L’Hôtel Bassoul devint l’adresse de la bourgeoisie beyrouthine qui venait se prélasser sur sa terrasse, dont se détachait un grand escalier descendant directement à la mer, et créant un embarcadère pour les bateaux de plaisance.

Cet hôtel devint également le lieu des érudits, des écrivains et des voyageurs qui s’intéressaient au Moyen-Orient.

Autour de l’Hôtel Bassoul commencèrent à apparaître d’autres établissements de loisirs, qui transformèrent graduellement cette zone en zone d’hospitalité prisée par les Beyrouthins.

Quelques 35 ans plus tard, vers l’an 1920, au début du mandat français, la première promenade en bord de mer de Beyrouth fut construite en ce lieu dans le cadre d'un projet de rénovation urbaine pour la capitale. Un mur de soutènement fut érigé, et la digue du front de mer fut agrandie avec des décombres de la vieille ville.

Et cette promenade fut appelée « l’Avenue des Français ».

En 1932, l’hôtel St. Georges fut érigé dans la continuation de cette avenue, face à la baie de Saint George, ajoutant le prestige à toute cette zone.

Vers la fin des années 30, un autre hôtel, le New Royal Hôtel fut construit sur l'Avenue des Français, par un nouveau venu dans le domaine de l’hospitalité libanaise, le dénommé Jean-Prosper Gay-Para, qui allait en devenir le roi. Le New Royal Hôtel sépara le Grand Hôtel Bassoul de la mer, et le priva de sa grande terrasse. Gay Para y créa un cabaret, le fameux KitKat, qui recevra vedettes et célébrités durant cinq décennies. 

Et vers 1945, Gay Para cofonda sur l’Avenue des Français un troisième hôtel ; le Normandy, un hôtel moderne de style Art-Déco, la nouvelle architecture de l’époque.

Juste à côté, le Lucullus, un célèbre restaurant français, ouvrit également ses portes.

Avec ses larges trottoirs, ses palmiers et ses hôtels chics, l'Avenue des Français était devenue l'esplanade préférée de la ville. Dans les cartes postales elle était comparée à la Promenade des Anglais de Nice.

Le commencement de la fin :

Durant les années de la guerre civile, de 1975, à 1990, l'Avenue des Français fut utilisée comme dépotoir, et fut graduellement enterrée derrière une énorme décharge d’ordures qui s’accumulait année sur année, et devint tristement connue comme la ‘décharge du Normandy’, en référence à l'illustre hôtel.

Et la ‘décharge du Normandy’, étendit la terre de plus de 600 m dans la mer, au nord de l’Avenue, et le littoral d'origine arrêta d’exister. 

Et l'Avenue des Français disparut des regards...

Et comme on dit judicieusement, ‘loin des yeux, loin du cœur’, la suite allait confirmer ce dicton...

Après la guerre, la société Solidere, chargée de la planification et du réaménagement du centre-ville de Beyrouth, engagea un bureau paysagiste international du nom de Gustafson-Porter pour refaire le paysage.

Gustafson-Porter créa 'The Shoreline Walk', une soi-disant promenade piétonne qui traçait la ligne du littoral d'origine qui avait été perdue pendant la guerre.

À part eux, aucun Beyrouthin n'a aujourd'hui une idée de ce que c'est.

L’idée de cette 'Shoreline Walk' n’avait de ‘Shoreline’, que son nom. Et on peut le comprendre, car madame Gustafson et monsieur Porter, bien que compétents dans leur domaine, n’avaient jamais aperçu, ni connu l’Avenue des Français.

Ni même vu ce qui en restait après la guerre...

La 'Shoreline Walk' comprenait cinq places et jardins dont une 'chose' qu’ils appelèrent ‘Shoreline Gardens’, qui se tenait sur le site de l'historique Avenue des Français.

Une chaîne de places publiques par Gustafson-Porter traversa les terres récupérées de la décharge de Normandie le long de la ligne du rivage d'origine, chevauchant les anciennes et les nouvelles sections de la ville. En concevant ses jardins, Gustafson-Porter créa une pièce d'eau linéaire comme une trace de la digue qui existait autrefois le long de l'avenue.

Créant cette séquence d'espaces qui traçaient le littoral historique de Beyrouth, la promenade du rivage prétend avoir rétabli la connexion est-ouest de la ville que l'avenue des Français assurait autrefois.

Suite à toutes ces années d'ignorance, l'Avenue des Français fut soi-disant ramenée à devenir une promenade contemporaine ; des mots évidés de tout sens.

Et avec cette ‘promenade contemporaine’, on installa la pierre tombale et on écrivit l'épitaphe de la belle Avenue des Français qui, il ne faut jamais oublier, était à la source du raffinement libanais.

Terminons avec ces 2 conclusions importantes à notre histoire.

-1- Les fleurons de messieurs Bassoul et Gay Para auraient dû être déclarés pièces essentielles de notre patrimoine et protégés par le Conseil National de l’Urbanisme, contre la démolition.

-2- Il aurait été louable de mieux rechercher et comprendre l'Histoire, et nommer une place ou une avenue au nom de Jean-Prosper Gay Para, et d'ériger une belle statue de cet homme à qui le Liban doit beaucoup en matière de tourisme, de savoir-vivre et de patriotisme, au lieu de coller des noms insignifiants comme 'Shoreline Gardens' et 'Zaytounay Bay' à cette glorieuse zone aujourd'hui devenue malheureusement défunte...

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