C’est souvent à travers les yeux d’un étranger que nous arrivons à apprécier notre propre patrimoine.
En 1978, j'intégrais l’école d’architecture de l’AUB, et à cette occasion, je rencontrai pour la première fois le ‘chairman’ de ce département, un autrichien qui s’appelait Friedrich Ragette.
Ragette était grand de taille, les cheveux argentés, la peau basanée, et parlait l’anglais avec un accent germanique.
Alors que la guerre civile battait son plein, cet homme remplissait sa fonction avec un remarquable enthousiasme. En plus de son poste de ‘chairman’ du département d’architecture, Ragette était responsable d’un cours unique qu’il avait lui-même créé, intitulé “Surveying - Regional Architecture.”
Ragette était arrivé au Liban en 1964 et ne connaissait pas le pays avant cette date...
L’idée de créer un cours sur l’architecture vernaculaire libanaise avait émergé chez Raymond Ghosn, alors 'dean' de la Faculté d’Ingénierie et d’Architecture, qui fut tragiquement assassiné en 1974 sur les marches de sa faculté par un étudiant palestinien, qui cherchait vengeance après avoir été expulsé.
Suite à la requête de 'dean' Ghosn, Ragette créa le cours de ‘Surveying - Regional Architecture’, qui fut introduit ainsi dans le curriculum vers la fin des années 60 et se tenait chaque été pour les étudiants de troisième année.
Chaque étudiant était invité à choisir un bâtiment emblématique de l’architecture traditionnelle libanaise, d’en réaliser le relevé topographique et d’en élaborer les dessins.
J'eus moi-même la chance en 1981, de dessiner au rapidograph une grande et minutieuse perspective d’un palais appartenant à la famille El Khoury à Rechmaya, un édifice de notre patrimoine, qui est resté incrusté dans ma tête jusqu’à ce jour.
À travers ce cursus, Ragette amassa une précieuse collection de dessins de maisons libanaises existantes à travers le pays, qu'il réunit dans un livre intitulé “Architecture in Lebanon”, en 1974, et qui offrit une description détaillée de l'architecture libanaise, de ses caractéristiques, de ses typologies et des théories sur ses origines.
Ainsi naquit “Architecture in Lebanon,” qui devint l’une des références principales sur l’architecture libanaise traditionnelle. Ce livre devint l’outil précieux pour quiconque aspirait à devenir architecte au Liban. Il s'inscrivit aussi dans la lignée de trois autres ouvrages, intitulés “L’Habitation au Liban,” écrits par Haroutune Kalayan et Jacques Liger-Belair, en 1965 et 1966.
Jacques Liger-Belair, un autre ‘étranger’, franco-belge, était arrivé au Liban au début des années 60. Tombé amoureux d’une Libanaise, et épris du charme de notre pays, il se ‘libanisa’ et se versa dans notre architecture vernaculaire pour en devenir l’expert, tout en exerçant son métier et ses créations d’architecture moderne.
Liger-Belair écrivit ;
... « des pentes infertiles, à la construction des murets des terrasses de culture, puis à la construction de la maison, du même geste répété durant des millénaires de cette maison paysanne qui s’inscrit tout naturellement dans son paysage, ses murs soudés aux murets des terrasses, sa toiture de terre, terrasse parmi les terrasses cultivées, c’est cela qui a fait tout à la fois, les paysages du Mont-Liban et sa tradition de bâtir. »
Et aussi,
« L’architecture vernaculaire c’est l’architecture du peuple, des gens qui, puisant dans les ressources du milieu naturel et des traditions vivantes assumaient eux-mêmes leur habitation. Elle peut aussi se dire ‘architecture primitive’ ou architecture sans architectes."
Durant mes années à l’AUB, j’eus également la chance d’avoir pour professeur Martin Giesen, un Allemand qui enseignait l’histoire de l’art et le dessin.
Un homme d’une grande valeur intellectuelle et artistique.
De lui, j’appris à apprécier l’art et j’accrus mon attachement au patrimoine libanais. Car Giesen, bien que fortement ancré dans ses origines allemandes, manifestait une sensibilité particulière pour le Liban, et commença à réaliser des aquarelles exquises sur les vieilles maisons libanaises, mettant en valeur l'héritage et les mœurs de notre pays. Telle l’iconique ‘kersett el ach’, notre célèbre chaise cannée qui apparait fréquemment dans ses toiles.
Les aquarelles de Giesen aujourd’hui sont devenues un héritage précieux qui fait partie intégrante de la ‘peinture libanaise’.
J'ai cité ces trois personnages étrangers qui ont débarqué et vécu une partie de leur parcours dans notre pays, car je les ai personnellement connus et été témoin de leur lumineuse contribution à la valorisation de notre patrimoine.
D’autres illustres étrangers traversèrent le Liban et décrivirent avec excellence et poésie son héritage historique.
Avec un regard tout neuf, dans son œuvre "Voyage en Orient", Alphonse de Lamartine décrivit avec émerveillement notre pays, ses mœurs, sa nature et son architecture, mettant en avant leur parfaite intégration et en exprimant le délicieux parfum libanais. Lamartine témoigna d'une sensibilité singulière envers notre architecture locale, illustrant l’union entre la nature et le savoir-faire humain.
« Les maisons de pierre, avec leurs arcs élégants et leurs balcons en bois sculpté, s'accrochent aux flancs des montagnes, comme si elles cherchaient à toucher le ciel. »
« La beauté du climat a pourvu à tout, et nous éprouvons nous-mêmes qu’il n’y a pas de ciel de lit plus délicieux que ce beau firmament étoilé, où les brises légères de la mer apportent un peu de fraîcheur et sollicitent au sommeil. »
« De cette cour, on passe dans plusieurs grandes pièces pavées aussi de mosaïques ou de dalles de marbre, et décorées, jusqu’à hauteur d’appui, ou de marbre sculpté en niches, en pilastres, en petites fontaines, ou de boiseries de cèdre jaune admirablement travaillé : la première partie de ces divans est plus basse d’une marche que la seconde moitié, et cette seconde moitié de l’appartement est défendue par une balustrade en bois élégamment sculptée. »
Notre patrimoine libanais dévoile souvent toute sa magie lorsqu'un regard étranger y pose son regard et son attention.
Il est regrettable qu'il faille, trop souvent, une perspective extérieure pour nous rappeler que nous détenons dans notre patrimoine, de véritables trésors.
Ce regard ‘étranger’ nous incite à les valoriser, alors que pour la plupart de nous, nous avons tendance à ignorer l'importance d'un sujet aussi essentiel pour notre pays.
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