Quel regard adopte-t-on nous face au passé colonial ? Comment la fiction et des faits historiques s’entrecroisent-ils ? Comment cet enchevêtrement de récits peut-il révéler une sensibilité personnelle tout en froissant une conscience collective tacite ? Quelques questionnements suggérés et illustrés par Mathieu Vadepied tout au long de son long-métrage Tirailleurs dans lequel il s’intéresse aux tirailleurs sénégalais combattant durant la Première Guerre mondiale. Invité par l’Institut français, le réalisateur s’est rendu au Liban afin de le présenter lors d’une avant-première organisée au Grand Cinema de l’ABC situé à Achrafieh.
Le long-métrage Tirailleurs est un projet de grande envergure par le temps de maturité, de réflexion et de travail qu’il a suscité. Comment l’idée est-elle née ? Mathieu Vadepied apprend en 1998 que le dernier tirailleur sénégalais est décédé, alors que celui-ci devait recevoir le lendemain de son décès la Légion d’honneur. Cet événement s’est inscrit dans sa mémoire, faisant germer plusieurs réflexions qui l’ont guidé vers un projet cinématographique. Dense et peu évoqué dans les manuels d’histoire, les bataillons de tirailleurs sénégalais demeurent peu connus. En 1857, le premier bataillon voit le jour à l’apogée de l’Empire colonial français ; celui-ci est composé de soldats Africains et de Maghrébins. Il n’existe pas un chiffre déterminé concernant le nombre de soldats partis combattre durant la Première Guerre mondiale, mais celui-ci est estimé au nombre de 200 000.
10 ans, voici le temps de réflexion et de création de Tirailleurs. Mathieu Vadepied témoigne que c’est durant les deux dernières années qu’il s’est rapproché de la version finale, vers « quelque chose d’intéressant » notamment par le choix de narrer la relation intimiste d’un père et de son fils quittant de force leur village pour aller combattre. Le père, joué par Omar Sy suit son fils enrôlé de force dans les tranchées, interprété par Alassane Diong. La fiction apposée sur un fond historique connu est un travail de funambule. Pourtant, l’articulation semble naturelle et simple malgré l’imaginable complexité qu’elle suppose. Ici, la fiction permet de s’approprier le récit historique et d’éradiquer la distance temporelle. Le réalisateur a développé plusieurs thèmes qui s’illustrent à la fois dans les scènes de guerre et dans les moments plus intimistes lorsque les combats s’arrêtent. L’exil, la violence multiscalaire mise en exergue par la guerre, mais aussi entre les soldats, dont les tirailleurs sénégalais. La problématique de la langue est également abordée, à cet égard le réalisateur a fait le choix de composer le film en langue peule. Implicitement, cela soulève d’autres questions : comment et pourquoi s’organiser sans se comprendre ? C’est dans la communication et dans l’échange que réside le peu d'humanité restante sur un champ de bataille.
Comment travailler afin que l’histoire ne prenne pas le dessus sur la fiction et inversement ? À cette question Mathieu Vadepied répond spontanément qu’un élément prend le dessus : la fiction. La relation entre un père et son fils touchant la sensibilité du public, permet d’instaurer une dimension réflexive de manière plus aisée. Il poursuit en postulant que c’est cet aspect qui contraste avec une forme davantage documentaire. Volontairement, une chronologie sur laquelle on pourrait se référer pour se situer dans la guerre est inexistante, « on suppose que c’est en 1917, aux alentours de Verdun ». Ce trouble, néanmoins, permet
au spectateur de s’immerger dans le récit. Le réalisateur ajoute « qu’avec la fiction, on trouve une grande marge de manœuvre » et quand on regarde un film « on le regarde avec nos référents historiques et esthétiques », diminuant la dimension écrasante que pourrait avoir un récit de guerre.
Tirailleurs questionne également notre rapport à la mémoire, devenu point névralgique de nos sociétés actuelles et engendrant moult questions politiques. L’intimité existante tout au long du film fait appel à la nôtre : quel rapport doit-on entretenir à l’échelle individuelle et collective face à ces mémoires ? Doit-on s’affilier à ce passé commun ou alors prendre de la distance ? Il n’existe pas de doxa mémorielle, toutefois ces questions sont exploitées à l’échelle universitaire et politique. Notamment à travers les travaux de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie, chargé de faire un rapport sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Mathieu Vadepied au fil du long-métrage n’apporte pas de réponses, mais sensibilise par la transmission.
Si le réalisateur a débuté par la photographie en travaillant au fur et à mesure avec Jacques Audiard et Raymond Depardon, il a effectué plusieurs autres fonctions telles que chef opérateur et directeur artistique. Plus que des professions, ses divers travaux s’inscrivent dans une lignée qu’il trace par la diversité des formats crées. Cette lignée selon lui, c’est de « considérer l’image et la lumière ». Il travaille en se penchant sur des interrogations, tâtant le sens des choses, selon lui « l’esthétisme naît du sens que l’on donne ». Ces réflexions évoluent au fil de ces rencontres, qu’il s’agisse d’événements ou de littérature, « tout se nourrit ». Finalement, la lumière et les images évoquées sont les composantes d’une réflexion en voie d’expression. Mathieu Vadepied orchestre cette transmission.
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