Tamara Saade et Sharon Hakim signent un court métrage audacieux
04/03/2025|Maya Trad
Avec un titre qui interpelle, et évoque les contes extraordinaires qui confèrent aux objets un pouvoir surnaturel, « Le diable et la bicyclette », est un court métrage sous forme de fable innocente et audacieuse qui nous vient tout droit du festival de Clermont-Ferrand où il a remporté le prix National décerné par les étudiants en cinéma.
Parti d’une courte nouvelle éponyme dans un recueil intitulé « le Diable et autres nouvelles », il est le fruit d’une collaboration et amitié féminine entre Tamara Saadé, autrice de la nouvelle et co-autrice du scénario avec Sharon Hakim qui en a signé la réalisation.
« Au premier Keriya laysom, j’ai éclaté de rire », ainsi commence la nouvelle. Le court métrage s’ouvre sur des chants liturgiques dans une église de montagne libanaise où sont rassemblés les croyants du village. Une messe comme un théâtre où les acteurs semblent jouer le jeu du sacré, derrière leur déguisement. C’est à travers le regard de cette jeune fille de 13 ans, étrangère à ce rituel que se lit la nouvelle et se regarde le court métrage. Appareil dentaire à la bouche, elle se tient aux côtés de sa mère, elle même musulmane d’origine mais ayant fait ce qu’il faut pour faire partie de la communauté et qui veille à son tour à la bonne conduite de sa fille dont le père est chrétien. Il s’agit donc d’emblée de se faire accepter dans la grande famille chrétienne. Pour cela, la jeune fille se doit d’assister tous les vendredis, avec les camarades de son âge aux séances de catéchèse, pour préparer le grand rituel de passage qui marquera son entrée dans le monde chrétien : La première communion.
Le film et la nouvelle jouent avec les symboles et les représentations. Et si le mystère de la Foi est grand pour ceux qui le découvrent, celui du plaisir l’est encore plus. Prise entre deux âges, la jeune adolescente est mûe par sa curiosité de découvrir bientôt le goût de l’hostie, sa saveur, sa texture et « sa sensation sur la langue ». La nouvelle décrit avec beaucoup de sensualité ce rapport sensoriel à cette chose sacré. Ain el Kharoubé, près de Bickfaya, où est tourné le court métrage est typique d’un village chrétien avec l’église sur la place centrale, et son école qui enseigne le français en deuxième langue. C’est à bicyclette que la jeune fille rejoint ses cours de catéchèse. Mais un matin, sa chaîne lâche. Elle tombe alors sur un petit garage et confie la réparation de la bicyclette à un homme tranquille et souriant qui avec sa barbe et sa douceur porte lui aussi en lui quelque chose de christique. Ce rédempteur d’un autre genre s’active à la tâche et la jeune adolescente observe ses mains, ses gestes et quelque chose d’alors inconnu s’active en elle pour la première fois. Un sentiment qui continue de la poursuivre de retour chez elle et agite ses sens, émoi adolescent qui la conduit à une découverte surprenante sur la selle de son vélo, celle du plaisir féminin. Surprise elle-même, elle en parle à ses copines les invitant tour à tour à partager cette découverte comme si la selle avait un pouvoir magique.
« C’est une autofiction, qui part d’une expérience personnelle et que j’ai voulu sublimer à travers ce récit », raconte Tamara Saade, elle-même de double confession et qui a voulu interroger la notion du plaisir féminin et tout ce qu’il englobe comme honte et comme non- dits dans nos communautés. Si pour la bienséance, la religion est la source du sacré, cette histoire, par le vecteur de la bicyclette qui symbolise la liberté, lâche la bride pour s’aventurer dans le chemin tabou du plaisir féminin. Deux mystères donc, celui de la foi et celui du plaisir et c’est là toute l’audace de Tamara Saadé qui pose une sorte de comparatif à ces deux initiations qui interrogent chacune à leur manière le spirituel. « Pour les jeunes filles, la découverte du corps est aussi spirituelle que celle de la religion, mais c’est une chose taboue dont on ne doit pas parler et qui évoque la honte et l’interdit ». En prenant le contre-pied de la religion, cette courte fable volontairement irrévérencieuse aborde un sujet qui trouble et interroge. Il opère ce subtil glissement du sacré au sacrilège pour dénoncer toutes les barrières érigées par la religion.
Tamara Saadé y joue intelligemment avec les symboles archétypaux, ceux où les femmes émancipées étaient condamnées au bucher. Ici c’est la bicyclette qu’ont fait bruler pour exorciser le diable. Et ce qui part d’une innocente intention devient soudain banni et proscrit. La jeune fille mise à l’écart n’aura pas droit à la communion, sauf à croquer avec délice dans un petit bout de chocolat fondant offert par les mains du réparateur de vélo en guise de consolation. De quoi alimenter ici le thème traité par Lacan de l’Extase et penser en souriant à l’abandon extatique de la sculpture du Bernin, où Sainte Thérèse elle aussi s’y abandonne.
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