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UN CONCERT POUR DEUX PIANOS : QUAND UNE RENCONTRE FAIT ÉVÈNEMENT

01/07/2021|Pamela Krause

Rien ne prépare l’auditeur à la puissance de l’évènement orchestré par Nadim Tarabay, Bassel El Baba et Andrew Haddad. Invocatoire, le concert pour deux pianos brusque notre définition même d’un évènement culturel : l’idée d’une occasion ponctuelle, d’un spectacle divertissant et mondain venu pimenter un quotidien qui a viré au cauchemar. Or s’il a fallu des siècles pour que la philosophie se mette à penser sérieusement l’évènement (notamment avec la phénoménologie contemporaine, grâce à Claude Romano et à Jean-Luc Marion), c’est précisément en vertu de sa résistance à toute anticipation conceptuelle. L’évènement est ce qui advient, ce qui nous prend par surprise : d’une radicale nouveauté, il impose le silence ; insaisissable, il est toujours déjà passé. Impossiblecoup de foudre, coup de tonnerre, coup au ventre, l’évènement est imprévisible. Incompréhensible, il défie la somme des possibles qui s’articulent en monde. D’une violence redoutable, un évènement reconfigure notre rapport au monde puisqu’il nous soumet à une certaine passivité : il nous marque. Pensons aux évènements quasi apocalyptiques—notamment à celui du 4 août 2020—qui ont ébranlé notre monde, bouleversant notre rapport à l’identité collective, à nos possibles (matériels, intellectuels, spirituels, politiques…) ; pensons à une rencontre bouleversante, à un électrochoc.

 

La réduction orchestrale est assumée par le talentueux Nadim Tarabay, étudiant en composition au prestigieux Conservatoire national Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Jouer les concertis avec un orchestre relève de la gageure : il est en effet difficile pour des audacieux hors-système de s’inscrire dans le cadre d’un esprit institutionnel préformé, d’y trouver assez de liberté pour explorer des pistes interprétatives inédites. Se réapproprier un concerto devait donc passer par une réduction orchestrale tout en se libérant de la recréation fidèle de l’acoustique orchestrale.

 

Le choix d’une tournée gratuite, atypique dans le champ artistique, ne peut qu’étonner. Il dénote d’abord du souci de ces amateurs d’investir des lieux n’ayant pas forcément accès à un répertoire de cette ampleur et réservé à des professionnels hors de prix—surtout en temps de crise économique. Il confirme ensuite le désintéressement de ces passionnés de musique classique, soucieux de partager une expérience esthétique et non de creuser le fossé (déjà conséquent) entre une élite de connaisseurs et un public peu versé en la matière. Il exprime enfin le perfectionnisme d’amateurs soucieux d’expérimenter diverses possibilités interprétatives, de pousser leurs propres limites et celles de leur public jusqu’au bout. 

 

Le premier mouvement du concerto pour piano no 1 (en ré mineur, op. 15) de Johannes Brahms ouvre le concert. Écrit en réponse à la tentative de suicide de son ami et mentor Robert Schuman, le concerto au lyrisme accentué s’ancre parfaitement dans la tradition harmonique du XIXème siècle—tradition parfaitement maîtrisée par Bassel El Baba. Très contrasté, alertant entre une profondeur et une légèreté rêveuse, le concerto accorde à l’interprète la possibilité de laisser libre cours à son penchant pour le romantisme allemand. Bassel El Baba enchaîne avec le premier mouvement du troisième Concerto pour piano (en ré mineur, op. 30) composé par Sergueï Rachmaninov. Redouté, diabolique, le concerto est d’une extrême virtuosité technique, exigeant de l’interprète une véritable prise de risque. Rachmaninov était en effet lui-même incapable de jouer un rappel après l’exécution de son propre concerto…La tension soutenue entretenue par ce concerto culmine en une cadence effrénée, exécutée par le jeu fougueux et expressif de Bassel El Baba. Chirurgien, Bassel El Baba l’est jusqu’aux bout des ongles : son jeu parcourt les touches avec une précision d’anatomiste, évoquant l’interprétation de Nikolai Lugansky. 

 

Le concert enchaîne avec le seul mouvement du Concerto avant-gardiste pour la main gauche en ré majeur de Maurice Ravel. Le concerto est dédié à Paul Wittgenstein, pianiste qui se retrouve amputé du bras droit après s’être heurté à la violence de la première guerre mondiale. Le concerto—exceptionnellement noir et rythmé— figure une confrontation fatale entre un piano et une masse orchestrale, rendant compte de l’angoisse d’une Europe des années 30 aux portes d’une seconde guerre mondiale. Méphistophélique, surprenant, le concerto introduit des touches ragtime qui sont accentuées par le jeu énergétique et malicieux d’Andrew Haddad. La réduction de l’orchestre au piano conduit l’interprète à marquer les effets percussifs en frappant le coffre de l’instrument, traduisant l’approche fatidique d’un évènement redoutable : le concerto se solde sur un glissando retentissant. 

Le Concerto pour piano no 2 en sol mineur (op. 16) de Sergueï Prokofiev clôt le concert : la partition, perdue pendant la révolution de 1917, a été réécrite et réduite au piano. Dédié à Maximilian Schmidthof—ami du compositeur qui s’était récemment suicidé—, le concerto accule l’auditeur à la sensation d’un danger imminent. La cadence, véritable Everest du répertoire pianistique, est jouée avec brio par Andrew Haddad, dont la technicité et la précision évoquent celle d’Arcadi Volodos. 

 

Le concert réussit à nous arracher à nous-mêmes, à nous mettre en présence d’un évènement qui nous dépasse, traduisant l’imminence d’un pays qui s’effondre un peu plus tous les jours. Esquivant le suicide, passant de la nostalgie la plus poignante à des cadences saccadées, le concert fait preuve d’une audace remarquable, nous invitant à la conquête de nouveaux possibles.

 

Pour en savoir plus:

CONCERT FOR 2 PIANOS
- Eglise évangélique arménienne le 09/07/2021 à 19:30
- NDU-Notre Dame University le 17/07/2021 à 19:30

 

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