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Maroun Eddé finaliste du prix France-Liban

17/01/2025|Zeina Saleh Kayali

Alors que son ouvrage La Destruction de l'Etat aux éditions Bouquins a été finaliste de la sélection du prix France-Liban 2024, Maroun Eddé qui vient de présenter son livre à l'Institut du Monde Arabe à Paris, répond aux questions de l'Agenda Culturel. 

 

Dans votre ouvrage, vous parlez du "démantèlement de l'État français". Qu'est-ce qui vous a amené à faire ce diagnostic ?

On observe en France que l’État coûte plus cher et dysfonctionne de plus en plus, conduisant les citoyens à payer toujours plus cher des services de moins bonne qualité. Tel est le questionnement à l’origine de mon livre : où va désormais l’argent ?

 

La France était l'un des pays du monde avec l’État le plus puissant et le mieux établi, fruit d’une construction sur plus de deux cents ans. En quelques années, l’État semble s’être rendu impuissant. Les services publics, comme l’école ou l’hôpital, sont aujourd'hui au bord du gouffre.

 

De même pour la police et la justice, écrasés par le poids d’une administration pléthorique et inefficace. Le corps diplomatique français est considérablement fragilisé, tandis que sur les sujets d’infrastructure ou d’aménagement, il semble que l’État ne sache plus faire : le pays qui a su bâtir vingt centrales nucléaires en dix ans ne sait plus en construire une en vingt ans. Enfin, de nombreux fleurons industriels ont été vendus ou conduits à la faillite par les hauts fonctionnaires à leur sommet - Alcatel, Alstom, Areva, plus récemment Atos - privant la France d’atouts clés de sa puissance économique.

 

Or le paradoxe est que cette impuissance croissante est le fruit de politiques, de modes de gestion, de réformes successives, qui nous promettaient un État plus efficace et moins coûteux. Privatisations, externalisations, libéralisation européenne, soumission des services publics à des impératifs de rentabilité : autant d’impératifs, devenus quasiment des réflexes, que les gouvernements successifs suivent et imposent depuis les années 1990, avec la promesse de plus d’efficacité et d’économies budgétaires. Trente ans plus tard, on a abouti sur l’inverse. Comment expliquer ce mouvement ? Qu’est-ce qui peut conduire un pays à saboter ses principaux atouts et au profit de qui ? Et surtout, alors que les cris d’alerte se multiplient, pourquoi est-ce que le mouvement se poursuit et comment en sortir ?

 

Ce travail est le fruit d'une longue enquête. Comment et auprès de qui avez-vous procédé ?

Ce travail est le fruit d’une enquête de plus de deux ans au cœur de l’État, jusqu’au son sommet du pouvoir, avec une part d’expérience personnelle. J’ai enquêté auprès de nombreux préfets, enseignants, chercheurs, médecins, ingénieurs d’État, mais aussi décideurs dans les cabinets ministériels ou à l’échelle européenne. J’ai cherché à comprendre la logique derrière ces décisions. Il y a eu de nombreux cris d’alerte sectoriels : les ingénieurs d’EDF qui ont écrit sur le sabotage de la filière nucléaire française, les enseignants qui écrivent sur l’effondrement du niveau à l’école, les psychiatres sur le démantèlement de la psychiatrie française. Mais ces cris d’alerte sont souvent « en silos », alors qu’il s’agit pour moi d’un mouvement global, qui vient des mêmes responsables, d'une même idéologie qui, appliquée à chaque secteur, produit ces effets délétères. Au-delà des constats, il fallait donc remonter à la source, pour analyser comment on en est arrivé là et comment en sortir.

 

Dans quelle mesure l’héritage du Liban vous a influencé dans votre perspective sur la question de l’État ?

Je suis né et j’ai grandi en France, mais mes origines libanaises ont indéniablement influencé la perspective que j’ai sur l’État et sur ce que peut représenter un pays sans État - et sur les risques qui pèsent sur la France si on poursuit dans la même direction.

 

L’expérience du Liban aide à prendre conscience de trois éléments essentiels concernant l’État. Le premier, c'est l’étendue de ses prérogatives : on réduit trop souvent aujourd'hui en Occident l’État à la seule bureaucratie administrative. Mais l’État, ce sont aussi les services publics, les infrastructures, l’eau, l’électricité, la sécurité intérieure, ce dont on se rend douloureusement compte au Liban quand ils viennent à manquer.

 

L’État, c'est aussi l’État-nation. De Gaulle écrivait qu’il n’y a pas d’alternative : c'est « l’État ou les tribus ». L’État ou l’éclatement clanique. Le Liban montre bien que la déliquescence de l’État laisse place à l’effritement clanique, à des logiques communautaires et néo-féodales.

 

Enfin, l’État, c'est aussi ce qui protège l’intérêt général et national des influences extérieures, privées ou des autres puissances. Il faut en finir avec cette illusion « libérale » venue tout droit du XIXe siècle, et aujourd'hui reprise - en grande partie cyniquement - par des libertariens comme Elon Musk, selon lesquels le retrait de l’État conduirait à plus de liberté pour l’individu. Dans un monde globalisé, en retirant l’État, le vide de pouvoir est rapidement occupé par des puissances concurrentes et vous soumettez au contraire l’individu à toutes sortes d’aliénations, de la voracité des intérêts privés à l’influence des autres puissances. Le Liban montre en couleur la conséquence du retrait de l’État sur la perte de souveraineté, avec un pays tiraillé, y compris pour la gestion de ses affaires intérieures entre notamment l’Arabie Saoudite, l’Iran, Israël, les États-Unis, la France et jusqu’à récemment la Syrie.

 

En un mot, ce que le Liban enseigne est que, contrairement à ce que l’on a tendance à penser aujourd'hui en Occident, l’État n’est pas un acquis, mais une construction complexe et fragile, qui peut se déliter si ceux qui en ont la charge arrêtent de la défendre.

 

Heureusement, l’État en France n’est pas encore au niveau de délitement du Liban. Quel parallèle peut-on quand même établir ?

Bien sûr, la France n’est pas encore au niveau de délitement du Liban, mais il faut agir rapidement si l’on veut éviter que le délitement de la souveraineté ne soit trop avancé pour que l’on puisse revenir en arrière.

 

Les différents points que j’ai cités plus haut commencent à s’observer en France : les influences croissantes des puissances extérieures - en premier lieu desquels les États-Unis mais aussi la Chine, la Russie ou l’Allemagne à travers Bruxelles -, le délitement de l’État-nation et l’essor des communautarismes, et enfin l’effondrement de la notion de bien commun et de la qualité des services publics.

 

Le cœur du paradoxe, c'est qu’au Liban, le délitement de l’État est en grande partie subi, fruit des guerres successives et de leurs conséquences, tandis qu’en France il semble être choisi, piloté par une certaine élite politico-économique qui scie la branche sur laquelle elle est assise.

 

Quelles sont ces élites ? Vous citez dans votre livre Georges Pompidou, qui écrit un peu avant sa mort : « La République ne doit pas être la République des ingénieurs, des technocrates, ni même des savants. Exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’ENA ou de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien Régime, exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse. » L’État en France n’était-il pas puissant justement grâce à ces grands corps, à sa capacité à « attirer les meilleurs » ? N’est-ce pas paradoxal ?

Les grands corps d’État ont fait à la fois la grandeur et la décadence de l’État en France. Ayant la charge depuis Napoléon et surtout De Gaulle de l’intérêt général, la conversion d’une part d’entre eux, au tournant des années 1980, à une logique purement financière et néolibérale est à l’origine d’un grand nombre de nos défaites politiques et industrielles. La déroute d’EDF, les faillites ou ventes de fleurons industriels dont je parlais proviennent de ces grands commis d’État, ou du moins d’une frange d’entre eux, qui ont abandonné la charge de l’intérêt national par idéologie ou au profit d’un enrichissement rapide ou de postes dans le secteur privé. Le système s’est révélé d’autant plus délétère que ces réseaux ont servi à garantir l’impunité des responsables.

 

La noblesse d’État s’est aussi construite sur une autre illusion particulièrement française qui s’est avérée délétère, celle de la supériorité du diplôme sur l’expérience. On retrouve avec les énarques et plus récemment avec les consultants au sommet de l’État cette idée qu’il suffit d’être sorti de ces écoles pour pouvoir tout piloter, pour expliquer aux acteurs de terrain ce qu’ils doivent faire. Combien d’entreprises n’ont pas été coulées par des apprentis-sorciers parachutés à leur sommet et qui n’avaient pour expérience que leur diplôme.

 

Vous parlez des services publics. Comment en est-on arrivé là ?

Prenons l’hôpital public. En deux décennies, les moyens ont été drastiquement réduits, entraînant la fermeture de 80 000 lits et de 35 % des maternités. Les conditions de travail se sont gravement détériorées : 30 % des infirmières envisagent de démissionner dans l’année, tandis que les délais d’attente aux urgences dépassent parfois dix heures, causant des drames inacceptables.

 

Dans mon livre, j’explique comment, au-delà des évolutions structurelles comme le vieillissement de la population ou l’augmentation des coûts de santé, ces problèmes découlent largement d’un sabotage organisé. Une gouvernance bureaucratique, de plus en plus déconnectée des réalités du terrain, et une captation des ressources par des acteurs secondaires ou parasites en sont les principaux responsables. « Si je devais remplir tous les formulaires qu’on me demande, cela me prendrait quatre heures par jour. On ne nous demande plus de soigner des patients, mais des chiffres », confie un médecin que j’ai interrogé.

 

Pour résumer, nous avons, au sommet, des décideurs qui ont délaissé les services publics tels que l’école ou l’hôpital ; au niveau intermédiaire, une prolifération bureaucratique qui détourne les moyens destinés au terrain ; et, sur le terrain, des professionnels accablés par des tâches de plus en plus éloignées de leur mission essentielle.

 

Préconisez-vous des solutions pour pallier à ces problèmes ? 

Oui, dans la dernière partie du livre. Je souligne que, loin du mythe du retrait de l’État et de la « fin de l’Histoire », un pays ne peut rester souverain au XXIᵉ siècle qu’en s’appuyant sur un État fort, capable de protéger ses intérêts économiques, d’aider à développer une industrie nationale et d’assurer son indépendance énergétique. Loin d’un prétendu retrait de l’État, c’est une question de puissance et de survie.

 

Pour la France, le retard à rattraper est moins important que dans d’autres pays. Nos points forts sont encore présents, ils sont plutôt à réveiller qu’à reconstruire. Nous avons toujours des compétences solides dans notre administration. Là où des pays comme le Royaume-Uni ont démantelé leur industrie beaucoup plus brutalement, nous conservons de grands groupes industriels. En matière d’énergie, l’Allemagne, par exemple, a fait des choix bien plus risqués que nous, notamment avec sa dépendance au gaz russe et au charbon, alors que nous avons encore une industrie nucléaire et des infrastructures hydroélectriques solides. Cela nous donne une capacité à rebâtir plus rapidement.

 

Seulement, il y a une bataille des discours à gagner. La puissance ne se limite pas à l’économie ou à l’industrie ; elle passe aussi par l’influence, les normes et les discours. Sur ce terrain, la France accuse un vrai retard. On laisse des lobbies, des puissances étrangères, certains dirigeants nous convaincre que nos forces sont des faiblesses, nous faire haïr nos propres succès au point de les démanteler.  Le plus urgent, c’est de retrouver la volonté politique de défendre la France et le modèle français. J’élabore dans le livre des premières pistes sur la façon d’opérer une synthèse entre nos forces héritées du XXe siècle et les besoins d’aujourd’hui. Mais ce n’est qu’un point de départ : avec les personnes que cet ouvrage, qui se veut un cri d’alerte, a rassemblées, nous travaillons à des solutions concrètes. Ces travaux déboucheront, je l’espère, sur un nouveau livre, et pourquoi pas une plateforme politique ambitieuse.

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