A la galerie Marfa’ et jusqu’au 6 janvier 2025 l’expo Barren Seeds, (graines stériles) de Mohamad Abdouni rassemble espoirs et de frustrations autour de l'incompréhension et de la solitude, qui ont longtemps caractérisé la relation, tendue, entre l'artiste et son père Kamel. "Il s’oppose à mon travail, aux sujets que je traite, aux archives que j’ai choisi de rassembler, aux récits que je contribue à mettre en avant à travers mon travail sur les histoires trans," explique Abdouni, dont l'œuvre (films, photo, magazines...) consacrée aux récits queer du Liban et de la région arabophone est reconnue internationalement.
Se dévoiler pour mieux se comprendre
Kamel Abdouni, un poète discret, n'avait jamais autorisé son fils à le lire, mais, avec le temps, finit par se laisser convaincre de partager son jardin secret avec Mohamad. Il lui montre six écrits, autant de semences qui donnent naissance à des connexions insoupçonnées, mais profondes, qui rapprochent Abdouni et de son père. "J'ai été surpris de voir à quel point ses écrits étaient intimes, j'ai découvert un côté de mon père que je n'avais jamais rencontré. J'avais toujours pensé que nous étions très différents mais j'ai trouvé des points de connexion très forts entre nous." Les deux hommes conçoivent la vie de manière similaire ; tous deux recherchent l'amour et l'appartenance, souffrent d'une solitude intense et se retrouvent dans leur questionnement existentiel continu.
En réponse aux révélations de son père, Abdouni revisite ses archives photographiques personnelles. Il y puise instinctivement des images qui résonnent avec les textes et construit dans l'espace d'exposition un univers cinématographique où chaque cliché semble vibrer. Face à la peur de l’oubli, il remet en scène l'archive en toute honnêteté, à travers des portraits, des natures mortes, et des paysages, qui racontent son parcours péripatétique, et évoquent, de façon pudique et indirecte, le personnage du père. Plus encore, il met en exergue la beauté de l'étrange et l'étrangeté de la beauté, avec un regard romantique et nostalgique et une esthétique très contemporaine qui multiplie les clins d'œil à l'histoire de l'art et de la photographie.
Le partage biographique apaise sans doute la solitude, mais la mélancolie existentielle demeure néanmoins omniprésente dans les images d'Abdouni. L’impermanence de la vie n'épargne rien ni personne, que ce soit au Liban dans la plaine de la Beqaa, sur la plage de Batroun, à Istanbul, en Grèce, en intérieur comme en extérieur, dans des lieux publics ou au cœur de la nature.
La solitude, c'est aussi l'emprisonnement des stéréotypes, qu'Abdouni déconstruit avec tendresse. Ceux, tout d'abord, qui pourraient être collés à son père, originaire de la Beqaa, une région conservatrice où prime l'adhésion stricte aux rôle traditionnel de l'homme hétérosexuel, viril et rigide. Mais la seule fois que Kamel apparaît, c'est une ombre blanche, fantomatique, qui émerge de la nuit et se dédouble : un personnage complexe, sensible, et nuancé.
La remise en question des stéréotypes continue avec des personnages variés : un camionneur ridé et inquiet, une sculpture en porcelaine d’un paysan caricaturalement macho, et celle d’un débardeur masculin jeté à terre. Dans la deuxième partie de l'exposition, on rencontre un berger qui pose avec ses moutons et trois femmes assises, chacun offrant une attitude ambiguë qui laisse place à toutes les interprétations. En Turquie, Abdouni capture l’image de trois femmes au soleil, probablement des touristes insouciantes, contrastant avec deux silhouettes voilées avançant dans la brume, sans imposer aucun regard certain.
L'eau, force vitale et létale
Chez Abdouni, l'eau est source de vie mais aussi de danger. Essentielle, elle nourrit la nature : sans elle, le poisson n'est plus qu'arêtes, les fleurs se fanent, et le paysage se transforme en désert. Elle délimite des lieux de bonheur où l'on mange, boit, et se baigne, mais les menace aussi, prête à envahir le restaurant de campagne ou à engloutir la côte. Toutes ces ambiguïtés se retrouvent dans la photographie d'une jeune fille vêtue de blanc flottant sur un lac, calme et extatique, entre dérive et stagnation.
La symbolique de l'eau réapparaît dans le visage luisant de la drag queen Anya Kneez après son spectacle, torse nu et maquillage en déliquescence. Dans ce moment de vulnérabilité, Anya se décrivait comme « clown » dont le seul rôle est de divertir, se rappelle Abdouni. L'artiste trouve un écho à ce spleen dans un poème où son père évoque cette même figure tragique : un parallèle inattendu entre deux personnages pleins d'humour, bien que conscients de l'insignifiance de la vie et de son caractère théâtral.
Illusion performative et intelligence artificielle
La performance, sur scène comme dans la vie de tous les jours, n'est qu'un acte de manipulation de la réalité, une thèse qu'appuient les images qu'Abdouni crée grâce à l'intelligence artificielle. Il utilise déjà ces techniques pour créer combler les archives des protagonistes de ses œuvres, et, ici, pour poursuivre la réflexion autour de la fiabilité de la narration et de l’image. Il montre notamment une figurine en habit rouge baroque, un faux saint catholique terriblement kitsch, dont la gestuelle mimique celle d'Anya qui pose tout près. Les niveaux de performance s'imbriquent l'un dans l'autre, et la juxtaposition des images résume condense le projet de Barren Seeds : trouver du sens authentique à son vécu et ses relations.
Mohamad Abdouni est un artiste, photographe, cinéaste et commissaire d'exposition basé entre Beyrouth et Istanbul. En parallèle avec une carrière prolifique dans la mode et l'éditorial (Vogue, Gucci, New York Times...), il expose ses projets artistiques au Liban, en Europe et aux États-Unis, notamment au Brooklyn Museum de New York, la FOAM Gallery d'Amsterdam, l'Institut du Monde Arabe et l'Institut des Cultures d'Islam de Paris. Ses films sont projetés lors de festivals prestigieux, comme l'International Queer & Migrant Film Festival d'Amsterdam et le Leeds Queer Film Festival.
Abdouni est lauréat du prix 2024 du Soutien à la production Lafayette Anticipations.
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