Du 12 avril au 12 juin, se tient à Kulturnest l’exposition Embodied Realities, une vaste réflexion autour du corps, réunissant 23 artistes venus du monde entier. Une large fresque hybride qui décortique et décline les réalités corporelles, dans leur caractère universel et leurs expressions singulières.
De la frénésie des rues à la fermentation artistique
Dans les rues de Sin El Fil l’atmosphère est étouffante. C’est samedi soir, un air lourd annonce l’orage mais ne freine pourtant pas l’enthousiasme des fêtards sortis profiter du week-end. Leurs voix s’ajoutent à l’effervescence générale, amplifiée par l’entassement des baraques qui semblent avoir poussé sans ordre le long des routes. Mais rue Émile Eddeh une singulière palissade d’un blanc immaculé contraste avec la grisaille bitumée du coin. À peine poussez-vous le portail qu’un autre monde s’ouvre à vous : des graviers blancs tapissent une petite cour, çà et là quelques oliviers dégagent une légère fraîcheur, sous des parasols amateurs d’arts et artistes discutent avec animation en groupes épars. C’est soir de vernissage à Kulturnest. Présentée du 12 avril au 12 juin, l’exposition Embodied realities rassemble les œuvres de 23 artistes, chacun son parcours et chacun son style.
En entrant dans la galerie, saisissez au vol une coupe de Couvent St Jean Khenchara. Un homme nu, couché sur une large toile vous accueille, il s’agit de “Take off your shoes, you are on holy ground”. Jeanne d’Arc Bou Younès a choisi de représenter l’homme insouciant et sûr dans ce qu’il pense être sa force, mais dont la négligente exposition le rend vulnérable : sa masculinité. Dans une pièce à votre droite, une animation sur un écran vous présente en trois dimensions l’idée que se fait Gregory Taousson d’un corps alien (Manifesto of an alien body), sur les murs autour des Tangueros (Olga Safa) balancent sur fond urbain, à leurs côtés une danseuse de ballet allonge gracieusement son pas (Celebrate the moment, Datevig Berberian). Faufilez-vous entre la cuisine et le magasin. Dans la salle du fond, observez les elfes de Amira Daaboul gambader sur la table sous leur coiffe de champignons, tandis que des dessins à l’encre de Maria Azar des figures s’extirpent de leurs racines végétales.
Le corps, une réalité partagée aux incarnations subjectives
Embodied Realities, c’est le corps sous toutes ses coutures, de toutes les couleurs, et dans toutes les matières. Chaque œuvre incarne l’idée que s’en fait son auteur, l’aspect qu’il a choisi de représenter, et ce vaste agrégat multiforme nous offre une exploration détaillée des réalités corporelles. « Nous avons voulu que Embodied Realitiessoit à l’image des corps qu’elle explore : plurielle, fragmentée parfois, hybride toujours » explique la Docteure Pamela Chrabieh, cofondatrice de Kulturnest avec sa sœur Docteure Michèle Chrabieh. « Cette diversité de médiums exposée aux regards physiques et virtuels permet de toucher les visiteurs de manière sensorielle et intellectuelle à plusieurs niveaux. » Exposition composite, Embodied Realities fait le choix de ne pas restreindre une réalité si subjective à des pratiques artistiques définies, afin qu’elle épouse aussi largement que possible les multiples voies d’incarnation, d’expression et de ressenti du corps dans le réel. Une multiplicité qui se veut à l’image de notre temporalité, d’un corps sujet à l’imprévisible, à l’incertitude, aux bouleversements technologiques.
Des aléas qui le façonnent, l’imprègnent, mais malgré lesquels « le corps demeure une ancre », « il est notre point de départ, notre interface avec la réalité » commente Pamela Chrabieh. Repère, point commun, le corps surpasse les divisions et les fractures par son universalité, et son exploration offre un espace de discussion accessible à tous. Une tendance à l’universel qui est une part intégrante de l’identité de Kulturnest. Ce « nid de la Culture » (littéralement) est né du désir d’offrir un refuge à l’art, un espace hors-sol d’échange et de diversité, « où peuvent éclore des visions venues d’horizons multiples, locales surtout, mais aussi globales ». Les artistes qu’on y croisent arrivent du monde entier, répondent à un appel ouvert, et sont sélectionnés selon leur profils, leur maîtrise technique, leur narration, etc.
À travers le corps, commémorer le passé pour protéger l’avenir
Repère commun, et repère temporel. Le corps porte les marques du temps, témoigne du passé, s’incarne dans le présent et prépare l’avenir. En ce sens, il empêche l’oubli et réclame le pardon. Alors que nous commémorons les 50 ans de la guerre civile au Liban, le corps peut être le lieu du refus de l’amnésie, de la guérison des blessures et de la compréhension mutuelle. « Nous croyons profondément que l’art, en tant qu’expérience sensible et partagée, peut ouvrir des brèches dans les murs du silence » insiste la Docteure Pamela Chrabieh. Le corps, de par sa capacité de résilience et de guérison, est le symbole du renouveau dans ce qui est blessé, de la richesse dans ce qui est brisé.
Une dimension conciliatrice qui s’incarne jusque dans l’emplacement choisi pour Kulturnest. Ce qui, il y a encore un an et demi, était une décharge à ciel ouvert où s'empilaient les déchets, est devenu une galerie d’art. Ce qui, durant la guerre civile, fut un point de plus sur une ligne de démarcation, est aujourd’hui un espace d'échange et d’expression pluriculturel. « Là où autrefois s’érigeaient des barrières, nous avons voulu construire un pont. » Kulturnest témoigne que l’art dépasse les frontières, transcende les ruptures, efface les divisions, il demeure un des derniers lieux communs de libre expression et d'échange.
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