Requiem d’un après-midi, recueil de poésie de Nada Sattouf publié aux éditions Poètes de brousse, Québec, 2024, a comme axe principal l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020.
Tout en racontant leur mort, les victimes font leur propre deuil.
NH4NO3 fut la formule scientifique du nitrate d’ammonium dont 2 750 tonnes ont été stockées sans précaution aucune dans le hangar numéro 12 du port de Beyrouth, ce qui a provoqué, le 4 août 2020, à 18 heures et 7 minutes, son explosion, dont le souffle a été ressenti jusqu'à l'île de Chypre à environ 200 km de là. Les médias du monde entier ont décrit le paysage comme « apocalyptique » et l’explosion comme l’une des plus grosses explosions non-nucléaires de l’histoire. La mort fut sérielle, des blessés en quantité et des décombres. Les images diffusées dans les médias racontent les décombres (ce nom ne s’emploie qu’au pluriel) : amas de dommages, tas de ravages, hôpitaux détruits, blessés soignés dans les rues, immense dégradation de l’existence, pertes orchestrées dans un paysage de parfaite absurdité, ressacs d’images violentes et insensées, ville déconnectée de sa ville se noie sous la pesanteur des rêves tombés. Bref, le bilan s’annonce lourd. Beyrouth se love dans une temporalité déraisonnable, décalée du temps, se transforme en une morgue où les survivants gisent aussi bien froids que les éteints.
Depuis l’explosion, le procès piétine. Le refus de la levée de l’immunité parlementaire des députés et anciens ministres incriminés ne fait que le tarder, bafouant ainsi l’espoir des familles affligées attendant que justice soit rendue.L’explosion du port de Beyrouth vient confirmer l’absurdité systémique qui régit le pays depuis la Guerre civile libanaise (1975-1990).
Requiem d’un après-midi se veut allégorie et symbole par la sauvegarde des voix de ceux et celles qui sont parti.es, que les un.es appellent martyrs, alors que les autres considèrent des victimes. L’écriture se fait dans un geste d’hésitation devant les certitudes qu’on croit ancrées entre les plis de la mémoire, alors que le monde s’écroule sous de monstrueuses et interminables erreurs. Écrire le (et sur le) deuil ne signifie pas son achèvement. Le deuil, qu’il soit individuel ou collectif, est à suivre. Dans des circonstances pareilles de justice boiteuse et impuissante, le travail du deuil, effectué à travers des rituels culturels et religieux comme « pratiques codifiées », s’avère incapable à socialiser l’affligé.e avec la nouvelle réalité. Nombre de parents n’ont pas pu voir le cadavre de leur proche déchiqueté ou carbonisé, n’admettant donc pas qu’il.elle ait sa place parmi les morts. Ce déni, dans sa formule collective (vu le nombre de victimes), est essentiellement nourri par la négligence et la corruption de la classe politique dont la pratique méprise valeurs et droits humains sans s’en indigner, par l’effet d’opprobre ressenti à la suite de la transgression des convenances, du viol des droits des citoyens.
Requiem d’un après-midi invite au chant du deuil, promet la trace après une disparition, à l’image d’une photo du défunt qui reconstitue la mémoire d’une vie. Le poème devient un espace ponctué de présence absente; il dit : je suis la disparition; je ne suis plus le corps que j’étais; l’espace, je l’habite autrement, alors que le temps me trahit. Il témoigne de la prolifération des perdu.es, des blessé.es, des sans-abris, tou.te.s victimes de l’explosion, dont les voix racontent leur propre mort, se distinguant les unes des autres, mais s’unifiant dans la MORT.
Le processus d’écriture et celui de deuil se rapprochent. Loin de proposer une cure, une réconciliation avec la vie ou le nouvel état des choses, les poèmes sont une mise en scène des blessures qu’on apprivoise au quotidien, où les je-voixfoisonnent et se multiplient dans l’absence, mais aussi dans leur revendication de l’altérité devant l’expérience de la mort. Les « je » s’interpellent d’un texte à l’autre selon le principe conversationnel. Ils construisent leur propre territoire, entamant une relation particulière avec l’espace qu’ils.elles s’approprient autrement.
La configuration formelle des textes, à savoir l’absence de tout signe de ponctuation et le recours à la minuscule au début des textes, rejoint le désordre dû à la catastrophe, donne à lire le désastre sans le décrire d’une manière démonstrative, prépare la mise en place de la ruine qui habite le texte et se l’approprie. Elle ouvre la voie à questionner les relations établies dans l’accoutumance de la langue, et ce, à travers la fragmentation de la syntaxe et autres manifestations syntaxiques révélant le traumatisme, ainsi que l’appréhension de la mort, de l’arrachement, du déracinement, des décombres.
Requiem d’un après-midi est composé selon le concept de série : le recueil est composé de cinq parties numérotées de I à V, suivies chacune de la formule chimique du nitrate d’ammonium (NH4 NO3), et du même vers du poète Mahmoud Darwich « Il y a sur cette terre ce qui mérite vie », mais en arabe. Ce choix met en opposition l’aspect scientifique (usage des chiffres et de la formule chimique) avec le pouvoir poétique des images, ainsi que la singularité de chaque deuil « je » et la pluralité de la mort (la mort massive). Les poèmes qui ouvrent et closent chaque partie sont à la 3epersonne, dressant ainsi un cadre (arrière-plan) de la scène, tout en créant une tension entre l’absence-présence des voix des victimes, et le retour labyrinthique des drames au Liban.
vue d’ailleurs la capitale
grain de beauté sur fond noir
l’émotion itérative de l’ONU à huis clos
quelque chose qu’on apaise pour plus tard
alors qu’on s’en fout
d’en corner la bonne page
je fléchis fossile libre de kératine
dimanche comme parfois
sans risque prends du sens
par morcellement m’y inscris
me recoupe
l’agenda ne suffit à habiter la terre
* * * *
blanc de l’entête : origine perdue
statu quo au registre des absents
je ravale mon burnout
m’auto-réplique
minceur d’une feuille
tombe une seule fois
m’accroche possible
la dernière d’un bloc-notes
au pied d’une infirmière
me plie en origami
laisse de l’espace aux autres
* * * *
ça presse sur mes organes
ce que je suis je m’en tire
de pourtour de local
croquis d’enfant
à redire son espèce pour cela intime
la toux chant matrimonial
aspect fragile d’une question
lente et déferle première épreuve
quel âge as-tu?
j’ai nuage que j’ajuste
à ma date de naissance
j’ai aussi un tableau vert
craies en colère pour la fin
du Verbe futur
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