Reynaldo Sayegh ouvre grand les « Portes de la Méditerranée »
23/04/2024|Nada Skaff
Dans le cadre de l’exposition Portes de la Méditerranée à l’Institut Cervantès de Beyrouth du 18 au 30 avril, un long et minutieux travail de recherches culturelles, historiques et littéraires a été entrepris par Reynaldo Sayegh, artiste unique dans le panorama libanais actuel, pour réaliser des toiles où les portes du Levant et de l’Andalousie s’ouvrent, tels des récits fabuleux, sur des pans historiques qui ont forgé l’histoire des peuples et des pays.
Chaque toile révèle un monde où la Phénicie et l’Andalousie se croisent à travers des faits historiques réels ou par le biais de récits imagés passionnants où se télescopent l’histoire des grands hommes ou des monuments principaux des deux rives, du détroit de Gibraltar à l’ouest, jusqu’à l’est, où la Méditerranée s’achève en cul-de-sac.
Une toile introductive donne le la, initiant aux formes architecturales de portes et fenêtres à arcades qui se mirent dans la Méditerranée, du Levant à l’Espagne.
Toile en hommage au Prophète de « Gibran Khalil Gibran » avec un parallèle inédit avec Cervantès. Le 23 avril est le jour de la fête du livre en Espagne et dans le monde.
La route de la soie somptueuse et sinueuse se déroule alors, avec ses caravanes qui défilent sur des dunes dansantes. Une toile narre l’événement, sur fond ocre, tel un foulard soyeux immense. Partant de Chine, la route de la soie atteint les côtes de Valence. Quand les Ottomans interrompent le flux marchand, des mûriers sont plantés au pays des cèdres. Tous les secrets de la sériculture sont désormais maîtrisés, à la grande joie des magnaneries et des marchands levantins.
Mais l’apport de la Phénicie à l’Ouest, « G-R-B » (origine étymologique du mot Garb, signifiant Europe) est d’abord linguistique. Reynaldo Sayegh relie les deux rives à travers l’Histoire et le mythe. La langue phénicienne est considérée par la professeure catalane Maria Josep Estañol comme la langue maternelle par excellence, mère des alphabets grec et latin. Sur fond rose vif, encadré par des rameaux d’olivier, se dresse majestueusement Cadmos, parti à la recherche de sa sœur, Europe, enlevée par le taureau ailé Zeus. C’est ainsi que l’alphabet et l’olivier voyagent de Tyr à Crète pour atteindre les rives occidentales de la Méditerranée et celles d’Afrique du Nord.
Dans plus d’une toile, le peintre met au premier plan le mystère de l’origine des mots et de l’entrelacs des lettres. L’indéniable apport de la langue arabe à celle de Cervantès est ainsi mis en valeur sur une toile où figure un manuscrit mozarabe (mu’arrab) semblable à une planche de scrabble. D’un côté et de l’autre de la planche, le peintre a savamment illustré des scènes bibliques et apocalyptiques ainsi que des scènes de l’art mudéjar (« mudajjan »). C’est l’époque où Ferdinand et Isabelle la Catholique ont expulsé le dernier roi musulman de Grenade. Un demi-siècle plus tard, l’usage de l’arabe est banni sous Philippe II, édit figurant sur la toile même. Un vers poétique du poète philophénicien Saïd Akl, retracé au-dessus de la planche, rappelle que la langue phénicienne, avant d’avoir légué son alphabet à toutes les rives de la Méditerranée, était également la langue antique des Libanais.
Le lien est de même incontournable entre Tolède, la ville espagnole des trois religions monothéistes, et le Liban, où coexistent dix-huit communautés différentes.
S’inspirant des architraves, des niches, des portes et des meneaux de la cathédrale Primada de Tolède, dans une interprétation chargée d’humour, Reynaldo Sayegh dépeint les différentes communautés religieuses libanaises, sur les deux côtés d’une toile, sans ordre précis, dans un souci d’impartialité évident, symbolisant une volonté de coexistence pacifique pérenne sur le plan national, qui devrait toutefois s’étendre tel un exemple, au monde.
De Tolède, l’artiste se tourne vers les lieux saints du Mont-Liban. En 2008, le patriarche maronite du Mont-Liban Sfeir avait célébré le Corpus Christi avec l’Archevêque de Madrid à la Cathédrale de l’Almudena. Le magnifique portail illustré sur la toile est entouré de branches de cèdres et d’aiguilles de pin dorées. Les trois hérauts et le crucifix de l’Almudena côtoient les façades des monastères maronites de Qannoubine de la vallée sainte de Qadisha ainsi que d’autres monastères du village chrétien de Hasroun.
L’artiste commentant « La route de la soie » lors de l’inauguration.
C’est de ces montagnes qu’avait émigré celui qui est considéré comme un auteur emblématique du Liban. Gibran Khalil Gibran est célébré au pays des cèdres le 23 avril, jour de la fête du livre et jour anniversaire de la mort de Cervantès, symbole culturel espagnol par excellence. Dans cette magnifique toile, un portail donne sur un fond bleu marin symbolisant l’ouverture au monde des préceptes d’Al Mustafa et des idéaux de Don Quichotte. L’œuvre du grand auteur ibérique côtoie toutes les éditions espagnoles publiées du Prophète. Des détails inédits ainsi que des citations appartenant aux deux œuvres sont représentés, que l’on découvre en embrassant d’abord du regard le grand bleu pour se fixer ensuite sur des images plus spécifiques, symboliques des deux œuvres.
L’auteur du Prophète avait émigré avec sa famille vers les États-Unis pour fuir l’indigence et s’était d’abord illustré à l’étranger comme peintre. Quelques années plus tard, l’un des plus grands peintres espagnols connus, Pablo Picasso, avait quitté Malaga, ancienne colonie phénicienne, pour s’installer avec sa famille au nord de l’Espagne d’abord et enfin à Barcelone, pour des raisons semblables. Sur cette toile dédiée à Picasso et aux émigrés du monde, fuyant guerres, famine et persécutions, Reynaldo Sayegh conjugue l’humour au génie, reprenant des symboles de l’émigration ou des clichés phéniciens en employant habilement les styles successifs du grand Picasso. L’enlèvement d’Europe sur la croupe de Zeus, métamorphosé en taureau, symbole cher au peintre espagnol, épris de tauromachie, l’imitation très personnelle de détails provenant de dizaines d’œuvres du grand peintre espagnol émerveille. La passion de Reynaldo Sayegh est contagieuse. La foison des détails des Demoiselles d’Avignon, les portraits encadrés de Marie-Thérèse ou de Françoise Gilot donnent le tournis et défoncent l’encadrement tracé au centre de la toile par le peintre libanais.
Si les émigrés partaient, c’était souvent pour fuir le pire. La toile retraçant les différentes civilisations qui se sont succédé au Liban est à l’image de leur apport : riche et foisonnante. Encadrés dans un portail à l’architecture islamique du palais de l’Alhambra de Grenade, tous les envahisseurs du Levant sont représentés à travers monuments, symboles religieux ou figures célèbres. Phéniciens, Hellènes, Romains, Perses, Arabes, Croisés, Ottomans se superposent jusqu’à l’indépendance du Liban. Un message sublime se déligne à travers la richesse et la variété des détails habilement enserrés dans l’arcade andalouse. Le Liban est un message, cite l’œuvre.
Mais le message peut virer au drame. L’hommage à toutes les victimes des années d’instabilité et de la guerre civile dévastatrice a fait l’objet de l’œuvre la plus ardue du peintre, selon ses propres dires. Le palais Chéhab, demeure de l’ambassade d’Espagne, a également payé son tribut aux événements du Liban, en 1989, à travers la mort de l’ambassadeur Pedro Manuel de Arestegui et de deux membres de sa famille, incluant l’auteur et diplomate Toufic Youssef Aouad. Une tache rouge sang dans l’encadrement de la porte marque près de la sortie vers le jardin, l’emplacement des obus fatals. Des titres de journaux énumèrent les dates tragiques de la guerre meurtrière. Tous les chefs politiques éminents et tous les politiciens victimes d’attentats sont représentés dans un hommage qui représente une interprétation unique dans le monde de l’art pictural libanais.
« Traverser toutes les étapes et l’évolution des événements a représenté une phase déprimante », relate l’artiste. « Non à la guerre » est le message clair de l’œuvre.
Les 15 ans de la guerre civile du Liban commencèrent en 1975 le 13 avril. Cette date inoubliable a précédé de quelques jours l’inauguration de l’exposition.
La Route de la soie
Le symbole unificateur et fédérateur de toutes les communautés et de toutes les factions du pays arrive à point, comme un baume sur les douleurs du cœur. Feyrouz, diva couronnée par les notes éparses de la partition du concerto d’Aranjuez, entonne Li Beirut. Le chant de la diva, écrit par le poète Joseph Harb sur les notes de Rodrigo, semble s’élever aussi haut que les cimes à travers la porte immense dont les battants en bois de cèdre s’ouvrent sur sa silhouette menue. Elle est vêtue d’une robe bleu turquoise comme son nom, bleue comme la mer de Beyrouth.
L’exposition s’achève sur une note hilarante, où perce et se révèle la personnalité excentrique de l’artiste à travers l’humour et la créativité. Ses recherches approfondies l’ont fait passer tour à tour d’une rive à l’autre, le poussant à se sentir tantôt espagnol, tantôt libanais. Sous un arc mauresque, vêtu en danseur de flamenco, ou adossé à la fenêtre close d’une demeure libanaise, coiffé d’un fez, en joueur de luth arabe (oud), il se propose en sujet de ses toiles. Ce double autoportrait clôt le parcours thématique des portes de la Méditerranée, saluant la foule intriguée des visiteurs d’un olé final doublé des notes d’un éventuel «mijana». L’absence d’ouvertures architectoniques ouvertes signifie l’impossibilité de devenir aussi bien l’un que l’autre protagoniste dans un futur proche. L’artiste voudrait rester fidèle à son parcours, libre et souverain.
Le voyage temporel et géographique effectué d’une rive à l’autre est garanti. L’inauguration de l’exposition a eu lieu le 18 avril dans les locaux de l’Institut Cervantès et se prolongera jusqu’au 30 de ce mois. Un passage par Tripoli (capitale culturelle arabe 2024) est prévu du 2 au 9 mai, à l’Institut Culturel AZM, suivi d’une ultime étape à la Villa Paradiso de Batroun du 10 au 15 mai. À ne pas rater.
Détails de la toile « Gibran »
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