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Une artiste au cœur du chaos

04/12/2024

Professeure à l’Université Libanaise et docteure en littérature française (Université Saint-Joseph de Beyrouth), Carole Medawar est aussi auteure-compositrice-interprète. À la croisée de la recherche académique, de la mise en scène et de la création musicale, elle tisse avec sensibilité des ponts entre poésie, musique et imaginaire. Rencontre avec Carole Medawar.

 

Pouvez-vous nous raconter les circonstances spécifiques qui ont conduit à l’écriture de la chanson Il est temps ?

J’ai écrit les paroles et composé la mélodie de Il est temps en 2019. Je l’ai chantée pour la première fois à la section 1 de l’Université Libanaise, en clôture d’une pièce de théâtre engagée que j’ai adaptée et mise en scène, jouée par mes étudiants de littérature française. Alors que la révolution du 17 octobre (thawra) marquait un tournant tumultueux pour le pays, la pandémie de COVID-19 est venue bouleverser nos vies. Et les calamités se sont succédées : inflation, apocalypse du 4 août, pénurie de carburant, conflits au sud du Liban, crises politiques et sécuritaires, émigration massive… Avons-nous jamais eu, Libanais, un moment de répit sur notre terre natale depuis la guerre civile ? Certes, à un moment donné de l’histoire, un voile chatoyant de concorde et de prospérité s’est posé insidieusement sur nos yeux, tandis que tout se corrodait dans l’hypogée de la nation. Comme le décrit si bien Charif Majdalani dans Beyrouth 2020, Journal d’un effondrement : « Trente Nouvelles Glorieuses, de 1990 à 2020, […] ce fut la danse au pied d’un volcan qui grondait et dont on refusait d’entendre les menaces, ou sur les bords du gouffre dans lequel on finit par tomber ». Dans Le naufrage des civilisations, Amin Maalouf pressentait aussi ce « délabrement matériel et moral » qui lézardait « les murs de la petite patrie, des élégantes toitures jusqu’aux fondations », menant droit à l’éboulement. Toutefois, face à cette chute vertigineuse, à l’heure où la tentation de la défaite et du silence stérile tisse ses rets insidieux sur les pensées, il nous reste la création artistique, ce porte-voix indispensable contre le chaos et la tyrannie. Son puissant tracé est une clé qui entrouvre des portes de lumière.


De quelle manière Il est temps reflète-t-elle à la fois les douleurs collectives du Liban et les aspirations à un renouveau ?

Lorsque la guerre a ravagé le Liban en septembre 2024, j'ai voulu reprendre Il est temps, un manifeste pour la non-violence et la résilience qui retentit aujourd’hui comme un cri du cœur en réponse au déferlement de violences et de cruautés. En attendant sa prochaine sortie, j'ai partagé un extrait d’un des couplets sur mes comptes Instagram et Facebook. Ce chant d’engagement et de renouveau s’adresse à mon pays en pleurs, un pays meurtri qui lutte et survit malgré ses douleurs, mais aussi à tous ceux qui, dans le monde, se retrouvent pris dans l’étau de pouvoirs arbitraires et sanguinaires. L’œuvre donne voix aux douleurs sans nom, aux injustices qui nous prennent au collet, mais aussi aux lueurs qui germent dans les ténèbres, flammes vacillantes au fond de nos âmes, confrontées aux quatre vents, parfois languides mais inextinguibles. Une alchimie s’opère alors : l’amertume et l’ampleur des blessures collectives se métabolisent en rayons d’amour et d’équanimité. En dépit des dévastations et des dérives totalitaires, Il est temps offre une étincelle d’espérance : celle d’un changement, d’une union retrouvée, et d’une fraternité capable de panser les plaies. L’arrangement musical orchestral réalisé par Nicolas Shibly amplifie l’émotion du morceau, qui exhorte à retisser des liens humains plus authentiques. L’idée d’un retour à soi constitue le point de départ d’un cheminement vers l’élévation, et rappelle que chacun a un rôle à jouer dans la société. Comme le souligne la légende amérindienne du Colibri, reprise par Pierre Rabhi et Denis Kormann : devant un incendie forestier destructeur, alors que les animaux médusés se contentent d’observer la prolifération du feu, l’oiseau s’efforce de transporter quelques gouttes d’eau dans son bec pour éteindre les flammes. Raillé pour la petitesse de son action, le Colibri répond simplement : « Je sais bien que je n'y arriverai pas tout seul mais je fais ma part. ». Cette fable rappelle que chaque action peut contribuer à éteindre les feux du désespoir ; chaque geste compte, aussi modeste soit-il, pour préserver notre environnement, comme notre propre équilibre intérieur. De cette manière, Il est temps met en exergue l’importance de l’action individuelle et collective en temps de crises, pour bâtir des changements durables. Participant à la symphonie universelle, chacune des voix qui s’élève peut extirper l’humanité des vasières. Pour notre Liban qui saigne encore, Il est temps invite à ne jamais se résigner, à redonner vie aux rêves brisés et à réaffirmer notre humanité commune. C’est ensemble, unis dans notre quête de justice et de paix, qu’il nous est possible de reconstruire solidement et sainement les assises d’un monde meilleur.

 

Quelles circonstances personnelles et professionnelles vous ont amenée à solliciter une subvention dans le cadre du projet BERYT pour la création de votre chanson Visages d’humanité ?

En février 2023, le Bureau régional de l'UNESCO à Beyrouth, en partenariat avec la Banque mondiale et la Facilité de financement du Liban (LFF), a lancé l’appel à projets BERYT (Réhabilitation du logement à Beyrouth et relance des industries culturelles et créatives), destiné à soutenir les praticiens de la culture et les entités à but non lucratif touchés par l’explosion du port de Beyrouth. Son objectif était de fournir une aide d’urgence pour encourager le développement de productions artistiques tout en contribuant à la revitalisation des secteurs culturels dans les zones sinistrées. Ma candidature a été retenue, puisque je remplissais les critères d’éligibilité : mon parcours professionnel dans les arts du spectacle et l’audiovisuel, ainsi que ma situation de vulnérabilité économique, étant donné que je suis Professeure vacataire à l’Université Libanaise depuis 2014. Bien qu’essentiel à l’éducation et à la transmission du savoir, ce statut est malheureusement associé à une rémunération dérisoire tant que l’on reste contractuel. Il faut souligner que, chaque année, le dossier de titularisation des professeurs de l’UL fait l’objet de longs débats stériles, avant d’être relégué aux oubliettes. Cette injustice chronique pèse lourdement sur l’enseignement supérieur public au Liban et freine les aspirations de nombreux artistes et intellectuels.

Le programme de l’UNESCO s’adressait spécifiquement aux professionnels de la culture, ayant subi des préjudices économiques, matériels et corporels liés à la tragédie du 4 août 2020. En ce qui me concerne, cette catastrophe m’a profondément affectée, tant sur le plan physique que psychologique, et ma maison, située à cinq cents mètres du port, a été détruite. C’est dans ce contexte de douleur et d’espoir que j’ai composé Visages d’humanité, en collaboration avec Nicolas Shibly pour la création des arrangements musicaux, une production qui a été soumise à l’UNESCO avec tous les détails requis.

 

De quelle manière la dimension artistique et les symboles visuels du vidéoclip Visages d’humanité transmettent-ils un message de mémoire, de résilience et d’espoir ?

Cette chanson est en elle-même un acte de mémoire transgénérationnelle : le chœur d’enfants qui interprète le refrain incarne la promesse d’un avenir meilleur et la mission de communiquer aux générations futures les valeurs de solidarité, d’empathie et d’humanité. Le clip vidéo porte une double ambition : témoigner des blessures profondes causées par l’explosion et honorer la mémoire des victimes à travers des symboles puissants. La balançoire ailée, filmée d’abord vide devant le Musée Sursock, en est l’emblème. Offerte par l’Ambassade d’Australie en hommage à Isaac Oehlers, deux ans, tué dans la double explosion du port de Beyrouth, elle devient un objet in memoriam, évoquant l’absence et le deuil. Lorsque vers la fin du vidéoclip, les enfants viennent s’y balancer tour à tour, son mouvement traduit alors une promesse de renaissance. Le choix du musée Sursock pour le tournage, restauré suite à la tragédie avec le soutien de l’UNESCO, témoigne de la résilience du patrimoine culturel libanais face à la destruction. Le clip intègre également des symboles puissants, comme Le Geste, une sculpture monumentale de vingt-cinq mètres réalisée par l’artiste libanais Nadim Karam à partir des débris du port. Cette figure en acier, tenant un oiseau dans sa main, incarne la nécessité de protéger le vivant. Colombe, moineau ou tourterelle, l’élément aérien semble lustrer son plumage, avant de reprendre son envol pour dessiner des rêves en couleurs, des ciels d’amour et de douceur. Mais il faut encore que le voile d’ombre et de silence tombe : la justice et la vérité sont les pierres angulaires de toute reconstruction. Aujourd’hui encore, les familles des victimes se heurtent à une enquête qui stagne, ravivant leurs tourments. Leur quête de vérité est devenue celle d’un peuple entier, confronté à des responsables toujours sans visage... En somme, cette chanson invite à réfléchir sur l’importance de préserver le tissu culturel face aux idéologies délétères et à l’amnésie collective. Même au cœur de l’adversité, l’art demeure une source d’espérance et de survie. Sanctuaire de mémoire et de métamorphoses, il marque une trace sur le cadran du temps et ouvre des chemins vers un futur empreint de dignité.


En tant que Professeure de littérature française et chercheuse spécialisée dans le domaine de la poésie, comment votre parcours académique et vos projets artistiques actuels s’entrelacent-ils ?

En littérature, je continue à me consacrer à la recherche, avec plusieurs travaux scientifiques en cours. Par ailleurs, je souhaiterais publier un recueil de poèmes. Ce genre que j’ai approfondi dans le cadre de ma thèse de doctorat, me tient particulièrement à cœur, car il allie sensibilité, émotions et musicalité. Dès les origines, la poésie s’inscrit dans une triple vocation : orphique, elle émeut et exprime les tourments intérieurs ; apollinienne, elle tente de décrypter les mystères du monde et invite à la     réflexion ; dionysiaque enfin, elle s’insurge contre l’ordre établi, la fureur créatrice défiant les conventions. Ces dimensions font de la poésie un art intemporel, vecteur d’intensité, d’humanité et d’universalité. À la croisée de ces vocations, elle offre un tableau de contemplation intense et mémoriel, aux effluves d’éternité.

Ma passion pour la poésie est, entre autres, intimement liée au chant. À ses origines, cet art, issu de la tradition orale, était déclamé ou chanté, avec un accompagnement instrumental. Cette symbiose entre le poème et le chant, qui nourrit mes recherches et publications, trouve également son expression dans mes créations musicales. Je travaille actuellement sur une nouvelle chanson, composée à partir d'un poème que j’ai écrit, constitué de strophes hétérométriques, courtes et rimées. La musique et les arrangements ont été réalisés par Nicolas Shibly. Cette œuvre se distingue par une ambiance musicale dynamique, contrastant avec des paroles empreintes de mélancolie et de réflexions existentielles. À travers un rythme entraînant, la chanson explore l’évanescence du moment présent : elle invite à saisir l’instant et à déceler de la poésie dans la fragilité du monde. L’image de la nature en furie reflète les bouleversements intérieurs. Se dessine une tension entre ceux qui, malgré les tragédies, continuent à vivre, à célébrer, et d’autres qui se débattent avec la perte, la solitude et le poids de l’absence. Cette dialectique entre la déréliction et la fête, entre la mélancolie et la joie de vivre traduit la complexité de notre condition, où la vie continue malgré les vicissitudes. C’est aussi une réflexion sur l’importance de l’amour, source de poésie et porteur de sens face au malheur et au désenchantement. Nicolas Shibly a opté pour une musique au rythme entraînant qui délivre une ambiance inédite et contrastée, différente de mes créations habituelles.


Dans ce contexte difficile, êtes-vous en mesure de réaliser pleinement vos projets artistiques et littéraires ?

Quoique portés avec passion, ces projets sont malheureusement ralentis par la guerre et les multiples crises qui frappent sans relâche le Liban. Ils sont aussi souvent freinés par la nécessité de les autofinancer, faute de bénéficier systématiquement de subventions. Dans le contexte actuel, produire de nouvelles œuvres représente un défi considérable. Néanmoins, il faut continuer à avancer, animés par la conviction que l'art, sous toutes ses formes, est un phare qui brille dans les profondeurs de la nuit. Chaque projet réalisé, aussi modeste soit-il, est une victoire sur les circonstances, une preuve que toute création peut s’épanouir, à l’image de l’humanité, même dans les moments les plus incertains. D’ailleurs, se pro-jeter déjà, envers et contre tout, est fondamental pour ne pas se laisser happer par le gouffre. C’est dans cette dynamique que je continue à créer, nonobstant des conjonctures tendues, voire inextricables. Même en gestation, rêver une œuvre est une manière de prévenir la léthargie et d’ouvrir des échappées vers un avenir plus lumineux, où l’art reste une réponse vivante aux épreuves du présent.


Comment la diversité de vos inspirations influence-t-elle votre processus créatif ?

Mon inspiration émerge de l’entrelacs du monde extérieur et de mon univers intérieur. La nature, avec ses fascinants cycles de métamorphoses, la société et ses dynamiques complexes, ainsi que les relations humaines dans toute leur richesse et leur fragilité, éveillent en moi une réflexion constante sur la vie. Le regard que je pose sur ce qui m’entoure s’infuse de ce foisonnant spectacle : le timbre d’une voix, des mots qui se cherchent, un parfum, un paysage, des couleurs, un sourire, une craquelure, une caresse, une fureur, une éclosion … Les impressions se transforment en images et en sensations qui enluminent mon quotidien. Tel un appareil photographique, l’esprit parvient à capter le monde d’ici-bas dans ses turbulences. Dès lors, les éléments extérieurs dialoguent spontanément avec mes souvenirs, mes pensées et mes émotions. Dans une poussée inconsciente, l’énergie créatrice puise dans la beauté et les tumultes de l’existence : les défis sociaux, les bouleversements, mais aussi les voyages, les rencontres et les découvertes. Et dans ce processus sublimatoire, tout est chant, si l’on tend l’oreille : le bruissement des feuilles dans le vent, le clapotis des vagues, le gazouillis des oiseaux, le frémissement du brin d’herbe à l’aube, les larmes lénifiantes de la pluie... Même nos interactions les plus simples traduisent cette musicalité poétique : une berceuse fredonnée à un bébé, des comptines apprises à l’école, des hymnes chantés en communion. La musique est toujours là, universelle et atemporelle ; elle accompagne nos joies comme nos peines, des carillons au glas, de l’élégie au cantique, du cri de douleur au murmure de réconfort... Ces traces mnésiques, empreintes de déchirure, de ravissement, deviennent matière à créer – strates sédimentées retranscrites artistiquement en palimpsestes contre l’usure.


Votre passion pour la littérature et la musique remonte-t-elle à votre enfance ou s’est-elle développée au fil du temps ?

Mon inspiration artistique puise profondément dans mes racines : depuis mon enfance, la littérature, avec ses récits et ses poèmes, a façonné mon imaginaire, tandis que la musique m’a longuement bercée. Elle a toujours été pour moi une essence, un refuge et un moyen d'expression. Classique, moderne, pop, rock, blues, jazz, … chaque mélodie, chaque note, chaque modulation qui m’a portée alors a influencé ma manière de percevoir le monde. Je me souviens encore du jour où, à sept ans, munie d’une radiocassette que mes parents m’avaient offerte à Noël, j’ai osé enregistrer ma voix sur des chansons de Charles Aznavour, Édith Piaf, Salvatore Adamo, Jacques Brel, Céline Dion, Nat King Cole, Les Beatles… Je me suis aussi aventurée sur des classiques libanais tels que Nehna Wel Amar Jiran, Adesh Kan Fi Nas de Fairuz, ou Beirut Sett El Donya et Kalimat de Majida El Roumi. Je pressentais déjà une vocation musicale, sans jamais imaginer qu’un jour j’enregistrerai mes propres chansons. À l’âge de dix-huit ans, en parallèle avec mon cursus de littérature française à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, j’ai intégré le Conservatoire National Supérieur de Musique, où j’ai suivi une formation en chant lyrique et solfège sous la direction de Kevork Karametelian. Par la suite, j’ai exploré le chant moderne avec Ernie Chammas à l’École des Arts Ghassan Yammine. J’ai également eu la chance de collaborer avec mon professeur de littérature et metteur en scène Gérard Bejjani pour des adaptations théâtrales, comme Les Poètes maudits en 2003, où j’ai mis en musique et chanté Le Bateau ivre de Rimbaud, et Je t’aime en 2011, où j’ai interprété Dis quand reviendras-tu ? de Barbara et La Chanson des vieux amants de Brel. Ces expériences musicales, littéraires et théâtrales ont nourri et influencé ma démarche artistique. Elles représentent des lieux de mémoire cathartiques vers lesquels je me retourne souvent, animée par le besoin de retrouver une part essentielle de moi-même.

 

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