Du 17 janvier au 17 avril 2025, la Galerie Claude Lemand à Paris présente l’exposition Chant du Bois. Chant du Monde consacrée à l’œuvre de Chaouki Choukini, une immersion profonde dans son univers sculptural singulier. Figure majeure de la sculpture contemporaine, l’artiste libanais façonne le bois avec une approche où se mêlent abstraction, références organiques et ancrage mémoriel. Son art, loin d’être directement militant, transcende toute lecture régionaliste pour atteindre une portée universelle, où le tragique et la résilience se répondent dans un langage sculptural d’une rare profondeur.
L’abstraction incarnée : une poétique sculpturale entre tension et équilibre
L’œuvre de Chaouki Choukini se caractérise par une tension constante entre le visible et le suggéré, entre l’organique et l’architectural. Ses sculptures, bien que majoritairement abstraites d’apparence, conservent une présence presque anthropomorphique, où chaque surface polie semble contenir une force latente. L’artiste ne procède pas par assemblage, mais par taille directe, une technique exigeante qui témoigne de sa maîtrise et de sa dextérité, creusant la matière jusqu’à en extraire des volumes où se confrontent rigueur géométrique et formes plus souples. Dans Le Coup de Lance (2015), la verticalité du bois iroko est brusquement interrompue par une entaille, rappelant la blessure infligée au Christ crucifié dans l’iconographie chrétienne. Cet équilibre entre rupture et continuité se retrouve dans la juxtaposition entre sculptures élancées et œuvres plus massives, voire horizontales, évoquant des paysages ou des architectures déchirées.
Une humilité discursive au service d’un art interprétatif
Choukini est un artiste en exil, mais par choix, depuis 1967. Après avoir obtenu son diplôme aux Beaux-Arts de Paris, il décide d’y demeurer, malgré des séjours au Japon, en Jordanie et à Tripoli, où il enseigne un temps avant de revenir s’installer en banlieue parisienne. Menant une existence en retrait, il pratique son art dans une relative solitude, se tenant à l’écart des médias et des cercles mondains du marché de l’art. Peu enclin à se mettre en avant, il demeure néanmoins disponible pour commenter ses œuvres, témoignant ainsi d’une expression qui ne se limite pas à la seule sculpture. Cette posture contraste avec celle de nombreux artistes occidentaux, rompus à l’art du discours, capables d’élaborer de longues exégèses sur leur propre travail – à l’image de Soulages, dont la pensée se déploie parfois autant, sinon plus, dans la parole que dans l’œuvre elle-même. À l’inverse, des artistes comme Chaouki Choukini ou son aîné Shafic Abboud privilégient une approche plus silencieuse, laissant à leurs créations le soin de se suffire à elles-mêmes, dans une éloquence où la matière et la forme prennent le pas sur toute justification discursive.
Engagement et universalité
Contrairement à un engagement militant direct et immédiat, Chaouki Choukini inscrit son œuvre dans une vision universelle de la condition humaine. Claude Lemand souligne cette capacité à partir d’un crime commis ici et maintenant pour le transfigurer en archétype du tragique collectif universel. Ainsi, Le Cheval de Guernica (2010) incarne une image intemporelle de la douleur et de la résistance ; c’est une œuvre totémique qui rappelle l’iconographie picassienne, tout en laissant place à l’interprétation personnelle du spectateur. De même, Petit Prince. Enfant de Gaza (2009) ne parle pas seulement de l’enfant palestinien assassiné, mais de l’innocence brisée sous toutes les formes, les latitudes et les époques. La performance de Chaouki Choukini est émouvante, en ce qu’il réussit à faire dialoguer des références des civilisations très anciennes du Proche-Orient avec des éléments du présent, pour créer une œuvre à la résonance universelle.
Selon ce galeriste et collectionneur, ce qui distingue véritablement un artiste de stature internationale d’un artiste local, c’est sa capacité à s’imprégner en permanence et depuis l’enfance de toutes les influences et civilisations locales et mondiales, pour créer une œuvre à la fois personnelle et universelle. Contrairement aux artistes qui, après avoir été formés à Paris dans les années 1920-1930, sont revenus au Liban en rejetant la modernité pour s’attacher à un académisme post-impressionniste renoirien, un artiste comme Chaouki Choukini incarne une modernité qui n’est ni exclusivement occidentale ni strictement orientale. Sa modernité est le fruit d’un travail d’assimilation et d’intégration des traditions universelles et locales, aboutissant à une expression artistique personnelle qui résonne au-delà des frontières culturelles.
Le Liban en filigrane : architecture et mémoire paysagère
Les réminiscences libanaises dans l’œuvre sculpturale de Chaouki Choukini ne résident pas tant dans l’emprunt formel que dans la transposition d’images et de concepts profondément ancrés dans l’histoire et l’imaginaire du pays. Sa sculpture Sud Beyrouth en est une illustration éloquente : inspirée d’un immeuble d’habitation marqué par les stigmates de la violence mais demeurant debout, elle érige la résilience architecturale en métaphore de la ténacité d’un peuple. Ainsi, ce n’est pas tant la morphologie qui se veut un écho du Liban – hormis certaines verticalités évoquant les bâtiments et les colonnes – mais bien une assimilation des valeurs qui lui sont intrinsèques : courage, endurance, quiétude et profondeur historique. Ses figures, erratiques, ne s’inscrivent nullement dans l’héritage des petits bronzes phéniciens, témoignant ainsi d’un ancrage plus thématique que plastique. Une exception notable se trouve dans ses sculptures horizontales, où se dessine la topographie des paysages libanais, ou encore dans Les environs de Damas, une sculpture murale où matière et espace traduisent une mémoire stratifiée, inscrite dans le relief et le temps.
Une matière vivante : le bois comme réceptacle du temps
Son travail est marqué par une dichotomie entre courbes et lignes, qui reflète souvent la distinction entre des œuvres à dominante figurative et d’autres plus abstraites. Claude Lemand souligne que ces sculptures ne peuvent pas être qualifiées d’« abstraites » ou n’ont qu’une certaine apparence de l’abstraction. L’artiste leur donne toujours un titre qui les rattache au réel, qui suffit à ancrer l’œuvre hors du champ de l’abstraction pure. C’est le cas du titre de la sculpture Les Oliviers dévastés, par lequel l’artiste Choukini dénonce le crime de la destruction massive et systématique des oliviers palestiniens par l’armée israélienne.
Une seconde dichotomie traverse son œuvre, particulièrement perceptible dans la sélection exposée à la galerie, celle du lisse et du rugueux, mêlant douceur tactile et tension visuelle. Les striures, traces brutales rappelant les impacts de mitrailleuses ou d’explosions, apparaissent dans son travail après 2009, année où il crée Petit Prince. Enfant de Gaza. Ces marques de violence contrastent avec les surfaces polies et courbes, symbolisant une tension entre douceur et blessure. Dans Li Bayrout (qui n’est pas présentée à l’exposition, mais qui sera exposée au musée de l’IMA en mars, à la foire Art Paris en avril et au Musée Sursock en juin), Choukini retranscrit ainsi les plaies de la ville en entaillant le bois à la scie, dépassant la simple opposition entre matière brute et bois poli, pour en faire un geste sculptural chargé de sens. À l’occasion, de subtiles touches de couleur viennent ponctuer certaines sculptures, appliquées sur de petites surfaces. Ce procédé, discret et non systématique, relève moins d’un message explicite que d’une impulsion intuitive et spontanée dans son processus créatif.
Le Cheval de Guernica (2011)
Loin d’être un simple matériau, le bois est pour Chaouki Choukini un être vivant chargé d’histoire. Le choix du bois oscille entre essences précieuses comme l’acajou, le wangé et l’iroko et matériaux plus accessibles tels que chêne ou le sapin. Claude Lemand rapporte ces mots de l’artiste : "Ma relation avec le bois est comparable à ma relation avec un être vivant. J’observe les blocs et j’en choisis ceux avec lesquels je sens et j’espère pouvoir dialoguer. Dans mon atelier, par mon regard et avec mes mains, je prends le temps de mieux le connaître. Le bois me guide, me révèle ses possibilités et c’est à moi d’en tirer les formes qui le feront chanter." Cette interaction entre la structure du bois et le geste du sculpteur confère à son œuvre une force organique, où la forme émerge du respect du matériau autant que de l’intention artistique.
La corde sculptée : un fil ténu entre permanence et fragilité
La corde occupe une place essentielle dans l’œuvre de Choukini, au point qu’elle constitue toujours le premier élément sculpté. Ce choix n’est pas anodin : il exige une précision extrême, une parfaite maîtrise des propriétés de chaque essence de bois. Toute rupture de la corde au cours du processus de création altère le sens même de l’œuvre, lui conférant une nouvelle résonance. Dans ces grands blocs sculptés, la corde incarne bien plus qu’un simple motif : elle est la matérialisation du souffle vital, du chant de la Nature et de l’Humanité, de la permanence du Liban, de Beyrouth, mais aussi de l’existence même – celle d’un individu, d’une ville, d’une identité, de la Vie. D’abord réalisée en métal ou en nylon ajouté au bois, la corde a évolué au fil du temps vers une matière organique. L’artiste s’est progressivement interrogé : « Pourquoi ne pas la sculpter directement dans le bois, malgré le défi technique immense que cela représente ? ». Ce choix marque une rupture décisive. Contrairement au laiton, qui évoque les cordes d’un instrument de musique, la corde en bois devient une extension naturelle de la sculpture elle-même. Dès lors, une évidence s’impose : ce sont les cordes vocales du bois et des sculptures. L’œuvre ne se contente plus de représenter, elle résonne. Cette dimension confère au titre de l’exposition une portée encore plus profonde, révélant une œuvre qui, au-delà de la matière, s’inscrit dans un dialogue vibrant entre silence et chant, entre structure et souffle.
Chant du Bois. Chant du Monde : un écho entre nature et humanité
La relation de Choukini avec le bois est d’une singularité profonde, à tel point qu’elle donne son titre à cette réflexion : Chant du bois, chant du monde. De la même manière que pour Benanteur, dont le Chant de la Terre traduisait un attachement profond et égal à la terre et à l’humanité dans son ancrage le plus tellurique – délaissant le ciel et l’horizon dans ses compositions –, l’œuvre de Choukini exprime un lien presque métaphysique avec la nature, affirmant ainsi que la matière est consubstantielle à l’acte de création.
Le bois, en particulier, est porteur de mémoire et d’une force organique qui inscrit chaque sculpture dans une continuité du vivant. Il provient d’un arbre, lui-même issu d’une forêt, un lieu où résonne un chant – une pulsation d’existence et d’interconnexion. Cette dimension est d’autant plus frappante, si l’on considère les découvertes scientifiques sur les réseaux fongiques qui permettent aux arbres de communiquer entre eux, écho profond aux interactions humaines, à leur coexistence et à leurs langages.
Mais Chant du monde ne renvoie pas seulement à la nature : il embrasse aussi la voix de l’humanité, ses élans et ses tourments. Si ce chant peut être celui de la joie, il est, selon l’artiste, bien trop souvent tragique – un chant de douleur, traversé par l’épreuve et la mémoire des blessures. Pourtant, à travers des sculptures comme L’Orateur, Le Nu ou Transcendance, il montre aussi que ce chant peut être porteur d’enthousiasme, de vitalité et d’élévation. C’est dans cette tension entre souffrance et sublimation que s’inscrit la puissance expressive de son travail, où le bois devient à la fois matière et voix, empreinte du monde et de ses battements.
Ombre et lumière, plein et vide : une scénographie à approfondir
Dès sa formation aux Beaux-Arts de Paris, Chaouki Choukini a développé un travail d’une grande rigueur sur le contraste, mettant en exergue le relief par une articulation subtile entre ombre et lumière. Cette dialectique se manifeste notamment dans la manière dont il sculpte la corde, légèrement décalée par rapport au bloc central : l’ombre projetée en accentue la présence, tandis que les zones planes environnantes, réfléchissant la lumière, lui confèrent un éclat presque luminescent.
Claude Lemand invite à dépasser l’interprétation strictement lumineuse de cette opposition pour y voir avant tout une tension entre plein et vide. Cette approche confère à l’œuvre du sculpteur une dimension éminemment architectonique : ses sculptures s’apparentent à des monuments ou à des édifices, structurés par des percées et des reliefs, travaillés avec une précision qui les anime sur toutes leurs faces. Même lorsque la surface paraît plane, elle demeure rythmée par des modulations latérales qui renforcent la sensation d’un volume en perpétuel dialogue avec l’espace environnant. Les sculptures en bronze Fenêtres et en bois Fenêtre haute incarnent avec une clarté saisissante cette esthétique du vide structurant. Leurs ouvertures ne se contentent pas d’aérer la masse, mais instaurent une relation dynamique entre lumière et matière, entre intériorité et extériorité, entre opacité et transparence. Une scénographie plus poussée, notamment par un travail approfondi sur l’éclairage, permettrait de révéler pleinement ces dynamiques. Les ouvertures dans certaines œuvres pourraient projeter des ombres mouvantes, accentuant la vibration des formes et leur dialogue silencieux, et révélant plus encore l’atmosphère onirique et la sacralité des œuvres du sculpteur.
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