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Pourquoi il fait si sombre ? : Une collection d’œuvres d’Ayman Baalbaki à la foundation DAF

23/04/2025|Jasmine Karkafi

Pourquoi il fait si sombre ? présente une saisissante collection d’œuvres de l’artiste libanais de renom Ayman Baalbaki, actuellement exposée à la Dalloul Art Foundation à Beyrouth. Né l’année même où éclata la guerre civile libanaise, Baalbaki s’est forgé une réputation grâce à son expressionnisme brut et chaotique, qui reflète le tumulte d’un pays marqué par la guerre. Son expression critique, qui a évolué en parallèle des luttes continues du Liban, contraste fortement avec l’esthétique plus ludique de son père, Fawzi Baalbaki.

 

Commissariée par le Dr Basel Dalloul, ami de longue date de l’artiste, l’exposition emprunte son titre au roman de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé, qui explore les thèmes de la guerre et de la destruction de Beyrouth — des motifs omniprésents dans les œuvres récentes de Baalbaki. La collection inclut également des œuvres de Fawzi Baalbaki et de Marwan Kassab Bachi, mentor d’Ayman, qui ont profondément influencé son parcours artistique.

 

« À l’instar du terme ‘libanisation’, qui décrit la fragmentation d’un État, la ‘beirutisation’ désigne les lieux troublés par des barricades et des frontières — en d'autres termes, une dislocation urbaine, un morcellement de la ville en îlots distincts. » – Baalbaki

 Ayman Baalbaki, The Middle East, 2014. Courtesy of Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation (DAF), Beirut.


Devoir de mémoire

À l’image du Liban de son enfance, l’univers créatif de Baalbaki est largement défini par la guerre. Son œuvre revient sans cesse aux images de ruines urbaines, capturant une ville piégée dans un cycle sans fin de destruction et de reconstruction. Il dénonce ce qu’il perçoit comme un déni collectif après la guerre civile, alors que de nombreux Libanais ont détourné le regard du traumatisme. Ce déni s’est également manifesté chez certains artistes de l’époque, comme Amine el Bacha, qui, à la fin de la guerre, continua de peindre des scènes en couleurs vives, dans une esthétique joyeuse et détachée.

 

Pour Ayman Baalbaki, l’art doit assumer une responsabilité : celle d’affronter et de porter la mémoire de l’histoire. Il cite Friedrich Nietzsche et sa notion du devoir de mémoire, selon laquelle la véritable confiance dans l’avenir dépend à la fois de la capacité d’oublier et de l’obligation de se souvenir à bon escient.

 

La dévastation des guerres passées, en particulier celle de juillet 2006, ainsi que la guerre civile qui a marqué son enfance, sont des thèmes récurrents dans son travail. Baalbaki aborde ces événements douloureux avec un cynisme acéré, exposant l’absurdité de la guerre. Ses peintures, installations et sculptures gravitent autour de la mémoire collective, du déplacement et de l’identité — une approche qui lui a valu une reconnaissance internationale pour son style hyper-expressif.


“Tension entre apparition et disparition”

L’art de Baalbaki oscille entre réalisme et abstraction, une tension décrite comme existant « entre la représentation des formes et l’exécution picturale ». Ses représentations de monuments de Beyrouth — tels que la tour Burj al Murr, le bâtiment des snipers Barakat, et « l’Œuf » — sont réalisées avec une telle clarté qu’elles ne laissent place à aucun doute chez le spectateur. D’autres œuvres, en revanche, adoptent un langage visuel plus ambigu et fragmenté, effaçant les frontières entre mémoire et oubli — comme dans la série MEA (Middle East Airlines), où seul l’arrière des avions, marqué du cèdre emblématique, reste reconnaissable.

 

Ce jeu est également visible dans All That Remains, où les contours fantomatiques de structures autrefois familières s’effacent en arrière-plan, ne laissant que l’empreinte de la destruction. Dans ses œuvres les plus récentes, Baalbaki expérimente avec les éléments de disparition, incitant le spectateur à réfléchir à ce qui est perdu et à ce qui subsiste.

 

Ayman Baalbaki, Warehouse N°12, 2020. Courtesy of Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation (DAF), Beirut.


Fleurs du Sud : Urbanisation et mémoire suburbaine

La vision artistique de Ayman Baalbaki est intimement liée à ses origines et reflète l’impact de l’urbanisation sur la culture des banlieues. Il juxtapose la vivacité de la vie domestique — tissus colorés, motifs décoratifs, objets du quotidien — à la brutalité de la guerre. Ses motifs floraux emblématiques, qu’il déploie sur des toiles ou incorpore dans ses installations, offrent un contraste troublant avec la dévastation qu’ils encadrent.

 

Marquées par le désespoir et l’abandon, ses toiles mettent souvent en scène des bâtiments en ruine — formes sombres et menaçantes, symboles de désastre. Pourtant, l’artiste contrebalance cette noirceur avec des arrière-plans baignés de jaunes, de bleus, de verts et de roses vifs. Il intègre parfois directement des tissus floraux préexistants à ses compositions, qu’il recouvre ensuite de peinture, soulignant ainsi la coexistence de la beauté et de la destruction.

 

Janus Gate : L’installation de Baalbaki à la Biennale de Venise

Dans le cadre de l’exploration approfondie de la carrière du peintre par la Fondation Dalloul, l’exposition inclut une interview sur son installation à la Biennale de Venise.

 

Cette œuvre illustre son extrême minutie : chaque élément, aussi chaotique qu’il paraisse, est choisi avec soin — de l’intérieur entièrement vert aux motifs floraux extérieurs superposés à des objets trouvés, en passant par l’usage de néons, sa marque de fabrique. L’installation dégage une complexité poétique, avec des éclats de couleur à l’extérieur contrastant vivement avec l’atmosphère désolée, presque étouffante, de la « salle du gardien » à l’intérieur.

 

La figure de Janus, divinité à deux visages représentant le début et la fin du temps, fait référence à l’influence romaine dans la région tout en renforçant la dimension temporelle constante dans l’œuvre de l’artiste. Baalbaki remet en question la notion même d’espoir dans une ville aussi précaire que Beyrouth. Son art ne se contente pas de refléter le passé : il interroge l’avenir, nous demandant ce que signifie croire en quelque chose d’aussi fragile.

 

Ayman Baalbaki, Gaza, 2023. Courtesy of Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation (DAF), Beirut.


Gaza : Un monument à la mémoire collective

Dès l’entrée dans la galerie, le regard du visiteur est happé par Gaza, une imposante peinture de 201,5 x 602,5 cm qui domine la salle principale. Cette œuvre met en scène une vision de ruines de béton fracassé, un paysage inscrit dans la conscience mondiale depuis un an et demi. Baalbaki y déploie un style flou, presque abstrait, de la destruction, contraignant le spectateur à reconnaître une réalité déjà familière, et ce, avant même que l’ampleur du drame n’ait été pleinement mesurée.

 

Sa capacité à capter le traumatisme collectif avec un minimum de détails est caractéristique de son œuvre, qui puise dans une conscience partagée de la violence et de la perte.

 

Pourquoi il fait si sombre ? est bien plus qu’une exposition — c’est une invitation à voir, à se souvenir, et à s’engager avec les contradictions de la guerre, de la mémoire et de la survie. L’œuvre de Baalbaki exige que l’on confronte l’histoire non comme un vestige du passé, mais comme un dialogue inachevé qui façonne notre présent et notre avenir.


Ayman Baalbaki, Untitled, 2023. Courtesy of Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation (DAF), Beirut.

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