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Deux heures avec Gabriel Yared

21/01/2025|Zeina Saleh Kayali

Il est toujours fascinant d’entendre Gabriel Yared évoquer son parcours et présenter son œuvre. Ce fut le cas il y a quelques jours, dans un cadre très intimiste, chez Laurent Ferlet, lui-même compositeur et pianiste, au cœur de sa villa nichée en plein cœur de Paris. Les recettes de l’événement étaient reversées à Beit El Baraka. Il y avait là un piano, un écran et Gabriel. Toujours aussi passionné, il raconte ses débuts de compositeur de musique de films, (lui qui n’a jamais été cinéphile !), explique, donne des exemples au piano et étaye son propos d’extraits de certains des grands films dont il a composé la musique. Le tout devant un public complètement sous le charme.


Tout commence avec le réalisateur Jean-Luc Godard, qui est un grand mélomane. Ce qu’il demande à Gabriel, c’est en fait la réorchestration de huit mesures de l’ouverture de l’acte II de l’opéra La Gioconda d’Amilcare Ponchielli (1834-1886) pour son prochain film.  Encore une orchestration ? C’est exactement ce que Gabriel essaye de fuir ! Il fait des orchestrations depuis des années pour tout ce qui compte dans la chanson française. Il refuse l’offre et les choses auraient pu en rester là. Mais Godard le rappelle pour lui dire : « J’ai beaucoup aimé notre conversation, faites selon votre intuition musicale, mais j’aimerais bien quand même retrouver le thème de La Gioconda de temps en temps ». Gabriel prend alors conscience que c’est peut-être pour lui le moment ou jamais de mettre en application ce qu’il a appris dans la matière musicale théorique que l’on appelle le contrepoint et qui consiste justement parfois à cacher le thème principal et à faire vivre les contrechants, or c’est ce qui lui est demandé. Alors il prend les huit mesures de Ponchielli et, en les retravaillant, en tire tout le suc pour aboutir à la musique originale du film. Gabriel a répondu à la demande de Godard tout en composant quelque chose de très personnel. Jean-Luc Godard a fait confiance à Gabriel Yared et c’est ainsi, en 1979, avec Sauve qui peut la vie, que va débuter son extraordinaire carrière. Les films et les commandes vont s’enchaîner, les récompenses vont s’accu­muler, un grand compositeur est né.


En 1982, Gabriel Yared est invité à participer à l’émission de Jacques Chancel Le Grand échiquier. Au piano, accompagné par un orchestre symphonique, il interprète la musique de Sauve qui peut la vie et celle de Malevil, en ayant pris soin de les réorchestrer puisqu’au départ elles étaient écrites pour synthétiseur et sampler. Devant son petit écran, se tient Jean-Jacques Beineix qui vient de connaître un grand succès avec son film Diva et qui entend Gabriel dire qu’il aime travailler en amont en collaboration avec un réalisateur, s’immerger dans le scénario du film, etc. Dès le lendemain, Gabriel reçoit un appel télépho­nique de Jean-Jacques Beineix qui lui donne à lire le script de La Lune dans le caniveau. Gabriel compose toutes les musiques avant que Beineix ne commence le tournage. Il enregistre les maquettes avec un piano, un violon et un synthétiseur accompagné par Lionel Gally au violon et le film est tourné avec la musique de Gabriel dans la tête du réalisateur, des acteurs et même des techniciens ! Yared et Beineix collaboreront sur deux autres films dont le « cultissime » 37°2 le matin (1984), qui a marqué toute une génération avec l’air de Betty Blue, devenu un « tube » dans le monde entier.


Vient ensuite Camille Claudel, de Bruno Nuyten avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu. Le réalisateur avait choisi des musiques de Benjamin Britten et Anton Bruckner. Mais Britten n’étant pas encore dans le domaine public, Isabelle Adjani a l’idée d’appeler Gabriel qui se trouve à Los Angeles. Celui-ci rentre à Paris et assiste à une projection de quatre heures (que l’on appelle un « ours »). Une première projection avec la musique pré­existante et une deuxième sans musique. Le compositeur rentre chez lui, s’installe à sa table de travail complètement habité par le film. Il décide d’écrire quatre grands thèmes pour orchestre à cordes et pour un quatuor à cordes, de les développer et de les varier. Après l’enre­gistrement, c’est avec Isabelle Adjani et le réalisateur qu’il trouve le placement adéquat de la musique sur les images. Et là, c’est le miracle. Une musique sublime qui transcende l’image…

Puis Gabriel Yared évoque L’Amant de Jean-Jacques Annaud d’après le roman de Marguerite Duras. Le réalisateur avait dit à Gabriel qu’il s’agissait d’une histoire simple, « un peu comme un arpège en musique » et cette simple phrase avait guidé le compositeur dans ce qui est devenu le thème principal du film et qui lui a valu, en 1993, le César de la meilleure musique originale.

Gabriel Yared, avec une émotion manifeste raconte alors sa collaboration si intense et fructueuse, qui a duré quatorze ans, avec le réalisateur anglais d’origine italienne Anthony Minghella. Cette fusion commence avec le Patient anglais, récompensé par l’oscar de la meilleure musique en 1997. Avec Minghella, qui est lui-même musicien et adore Bach comme Gabriel, l’osmose réalisateur-compositeur, telle que Gabriel la souhaite, prend toute sa matérialité et permet à la musique d’avoir un “rôle” à part entière tout au long du processus de création.


Grand fan des musiques de Gabriel et notamment de 37.2 le matin et de l’Amant, Minghella le fait appeler par une agence de publicité londonienne pour travailler avec lui sur une publicité de téléphones portables. Cette première colla­boration se passe très bien et elle est suivie d’une autre pour une marque de cosmétiques. Plus tard les deux hommes se diront qu’ils ont eu la possibilité de « se fiancer avant de se marier » : faire deux films publicitaires ensemble avant d’aborder un projet plus ambitieux.

Anthony Minghella tient absolument à travailler avec Gabriel Yared sur Le Patient anglais. Le puissant Saul Zaentz, producteur d’Amadeus ou de l’Insoutenable légèreté de l’être, ne l’entend pas de cette oreille et veut un nom américain. Finalement Minghella obtient que le producteur écoute les thèmes écrits par Gabriel qui, pour cela, fait le voyage jusqu’à San Francisco. Entretemps, Minghella a donné des indices à Gabriel en lui parlant de l’élégance, de la pudeur harmonique et mélo­dique à la manière de Puccini, de la beauté de la musique de Jean-Sébastien Bach, de l’Orient et il a en tête un chant turco-hongrois, Szerelem, interprété par Marta Sebastian et qui l’obsède. Gabriel compose alors les thèmes principaux du film, et les joue au piano à un Anthony complètement sub­jugué. Les deux amis s’envolent pour San Francisco pour essayer de convaincre le redoutable Saul Zaentz. Et là, dans une petite salle de cinéma vide, Gabriel, au piano, interprète ses musiques et le charme opère sur le producteur enthousiasmé. Le tournage du Patient anglais ne débute que six mois plus tard et encore une fois le travail se fait en amont. Commence alors un incessant va et vient entre l’Ile aux Moines où vit Gabriel et San Francisco où Anthony et son génial monteur Walter Murch reçoivent les musiques, les commentent, les adaptent.


Le deuxième grand film, fruit de la colla­boration Minghella-Yared est Le Talentueux Mr Ripley. C’est un changement complet de style et d’atmosphère. Le compo­siteur est d’emblée partie prenante et participe pleine­ment à la construction musicale du film. Le réalisateur l’implique dans le choix des morceaux de jazz néces­saires au film. Le producteur Saul Zaentz est à la tête d’un immense label de jazz, et, ensemble, le compo­siteur et le réalisateur choisissent dans cette liste les musiques nécessaires à certaines scènes. L’équipe est la même, la méthode de travail aussi. Gabriel à l’Ile aux Moines et l’équipe du montage à San Francisco avec des allers-retours par courrier, des discussions au téléphone et des échanges de fax. Alors qu’a priori il a « rendu sa copie », Gabriel a une sensation d’inachevé car il n’a écrit que des thèmes lents. Il se décide à reprendre le thème principal et de le faire jouer par les violoncelles sur un ostinato très rapide. Il baptise ce morceau Crazy Tom, du nom du personnage principal du film, dans l’intention d’exploiter le thème jusqu’au bout. Il l’envoie à Minghella et Murch qui posent cette musique telle quelle sur l’une des scènes les plus importantes du film. Et cette musique non écrite pour l’image mais qui s’en inspire, s’impose immédiatement et intensifie admira­blement la scène. Minghella a alors l’idée de commencer, dès le générique, par une chanson. Il envoie à Gabriel un premier qua­train de texte de la berceuse qui sera chantée par Sinead O’Connor. Lullaby for Cain ouvre le film, raconte de manière poétique toute l’histoire et telle une ouverture d’opéra, expose les thèmes musicaux à venir.


Troisième grand film du tandem Minghellla-Yared, Cold Mountain qui se passe à l’époque de la guerre de Sécession. Minghella qui veut toujours que la musique soit adaptée à l’époque du film, aimerait des pièces dans l’esprit Country avec du violon, du banjo etc. Il demande à Gabriel de le rejoindre à Nashville, Texas. Nous sommes en octobre 2001, juste après les fameux attentats et le compositeur se fait mal recevoir à l’aéroport, à cause de la mention « né à Beyrouth » sur son passeport. Pour la musique du film, il compose deux grands thèmes mais le processus est labo­rieux car le film prend difficilement forme. Le résultat en est néanmoins convainquant et la musique du film récolte encore une nomi­nation aux oscars.

Mais tout s’arrête brutalement, au grand désarroi de Gabriel, avec le décès d’Anthony Minghella, en 2008 alors qu’il n’a que 53 ans. Dans les mois et années qui suivent cette disparition tragique, Gabriel, profon­dément peiné, donne une série de concerts-en hommage à celui qui entretemps était devenu son “compagnon d’âme ».

Après avoir gagné l’oscar de la meilleure musique pour Le Patient anglais, Gabriel Yared se retrouve un peu “coincé” dans un style de films qui se terminent systématiquement de façon tragique comme par exemple The City of Angels de Brad Silberling avec Nicholas Cage et Meg Ryan et ne voulant pas se figer dans un genre, et se retrouver à composer à la chaîne, ”à l’américaine”, il décide de rentrer en Europe.


Gabriel Yared aborde alors sa collaboration avec le jeune réalisateur canadien Xavier Dolan avec qui il a fait trois films dont Juste la fin du monde avec Gaspard Ulliel et Nathalie Baye entre autres. Pour ce film, Dolan voudrait de la musique répétitive, à la manière de Philip Glass. Alors Gabriel décide de se référer à une autre forme de musique répétitive, extrê­mement élaborée celle-là, le Prélude en do mineur du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, dont il double chaque mesure et bâtit dessus une série de contre­points. Quand Gabriel envoie la maquette à Xavier, celui-ci lui répond : « Vous m’avez fait pleurer et je grandis à travers vous de toutes les manières possibles ». Et Gabriel intitule la pièce « Bach à Glass » !


Pour clore ces deux heures passionnantes et que personne n’a vues passer, Gabriel passe un extrait d’un film du genre péplum, Troy, dont il écrit la musique mais dont il est écarté au dernier moment. Le public a alors la divine surprise, en toute exclusivité, de pouvoir voir une scène de bataille extraite du film sur la somptueuse musique de Gabriel Yared.

L’approche idéale de Gabriel a toujours été de travailler avant l’image, comme il l’a fait avec Jean-Jacques Beineix, Anthony Minghella, Jean-Jacques Annaud et Xavier Dolan. Ainsi, l’osmose entre l’image et la musique est bien plus grande, puisque l’image se nourrit de la musique, déjà dans la tête du réalisateur et de l’équipe du film. Un certain nombre d’écueils viennent toutefois contrecarrer cette approche car le créateur peut être brimé par les contraintes d’une production ou le manque d’empathie d’un cinéaste et que, de plus en plus, le système s’inverse: une fois le film monté, la production engage un compositeur pour écrire la musi­que pour la “poser” sur les images. Ce n’est pas ainsi que Gabriel Yared voit les choses mais, finalement comme il le dit: « Le vrai musicien doit s’adapter ».


 

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