Le Centre du patrimoine musical libanais (CPML) situé au Collège Notre Dame de Jamhour et la cantatrice Nadine Nassar ont organisé, en partenariat avec les amis de l’Orchestre philharmonique du Liban, un week end musical (masterclass et récital) autour du piano Broadwood (1875) ayant appartenu au regretté Lucien George. Nadine, qui a offert ce piano au CPML avait invité pour l’occasion Ziad Kreidy, pianiste, concertiste, musicologue et pédagogue libanais résidant en France et auteur de nombreuses publications sur les pianos anciens. Les deux artistes répondent aux questions de l’Agenda Culturel.

Ziad Kreidy comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser aux pianos anciens ?

Pendant mes études, je me suis entre autres spécialisé dans l’orchestration (l'art de faire sonner des instruments ensemble avec un travail sur le timbre), l’organologie (l’étude des instruments) et le pianoforte. J’ai eu alors l’opportunité de jouer sur deux pianos datant de l’époque de Chopin, un Erard et un Pleyel, placés côte à côte. J’ai été stupéfait de constater à quel point ils sonnaient différemment, contrairement aux pianos modernes qui ont un son plus uniforme. Cela m’a incité à développer une perspective historique sur ces pianos et sur la manière appropriée d’interpréter le répertoire allant de Mozart à Debussy. Environ dix ans plus tard, après avoir rédigé ma thèse de doctorat sur le compositeur japonais Takemitsu, j’ai écrit mon premier ouvrage sur le piano intitulé Les avatars du piano. Il s'agit en quelque sorte d'une contre-histoire du piano où je défends l’expressivité des sonorités anciennes en montrant leur lien avec les compositions d’époque.

Quelle est la particularité du Broadwood offert au CPML par Nadine Nassar et sur lequel vous avez donné la masterclass et le récital ?

Ce piano anglais de 1875 est à mon sens un véritable joyau et à ma connaissance le seul piano de la période romantique au Liban en état de jeu. Sa conservation et sa restauration, qu'elles soient partielles ou complètes, sont essentielles pour le léguer aux générations futures. Sa pratique et l’analyse de sa sonorité permettent de comprendre les intentions des compositeurs de l’époque allant de Chopin à Debussy. Il offre des possibilités uniques qui n’existent pas sur les pianos du xxe siècle. L’équilibre des registres est complètement différent. Il possède un superbe registre médium et médium-grave et des aigus qui ne sont pas clinquants comme les pianos d'aujourd'hui.

Le piano est à votre avis en bon état ?

Actuellement, l’instrument est dans un état assez bon. Sa mécanique présente quelques dysfonctionnements. Il semble conserver la plupart de ses pièces d'origine, telles que les cordes, les chevilles et le clavier, et la table d'harmonie ne montre pas de fentes. Il a une mécanique à échappement simple, typique des Pleyel de l’époque de Chopin. Il comporte une petite béquille pour ouvrir le couvercle, ce qui est typique des Broadwood. Mais attention : un excès de chaleur et une humidité trop sèche peuvent lui être très nuisibles. Il est donc essentiel de prendre des précautions pour préserver ce précieux instrument.

Nadine Nassar, c’est un piano que vous connaissez bien ?

Absolument. Je peux dire que je l’ai « pratiqué » pendant quinze ans et j’ai donné de nombreux récitals au domicile de Lucien George accompagnée de pianistes de talents libanais et étrangers. Ce piano était loin de faire l’unanimité parmi les pianistes et certains l’on même traité de « casserole » ! Paix à leur âme. C’est tout simplement une question de méconnaissance de l’instrument. La seule fois qu’il avait vraiment bien sonné c’était avec Alexander Karpeyev un pianiste russe de passage au Liban. J’ai eu un plaisir immense à chanter avec Ziad Kreidy, nous avons fait de la musique de chambre dans le vrai sens du terme. J’ai retrouvé ce beau son du piano et je peux dire qu’il lui a redonné ses lettres de noblesse.

Ziad Kreidy vous avez donné une masterclass à six jeunes pianistes libanais sur ce Broadwood. Que pouvez-vous en dire ?

Tout d’abord j’ai trouvé le niveau des élèves excellent. Il est vrai qu’au début de la masterclass ils étaient déstabilisés par le piano, sa mécanique, sa tonalité etc. Mais je leur en ai fait une présentation détaillée et je leur ai montré ce que l’on pouvait faire sur ce piano, que l’on ne peut pas faire sur un Steinway, notamment au niveau de l’utilisation de la pédale, des nuances etc. Très vite ils s’y sont adaptés et cette rapidité d’adaptation m’a impressionné. Les jeunes musiciens d’aujourd’hui ne sont pas rigides ou dogmatiques et il n’y a plus vraiment de clivage entre les différents genres de musique. Rien ne les choque.

Vous avez tous les deux donné un magnifique récital pour clôturer cet hommage à Lucien George. Comment en avez-vous choisi le répertoire ?

NN : J’ai choisi des pièces que Lucien George aimait particulièrement, allant de Gluck à Debussy en passant par Fauré et Bellini. Nous avons également interprété des mélodies et des mazurkas de Chopin que l’on n’a pas l’habitude d’entendre pour la voix et auxquelles je me suis initiée pendant mes études à l’Université de Musique Fryderyk Chopin de Varsovie.

ZK : J’ai interprété une mazurka de Chopin en m’adaptant au piano et sans utilisation continue de la pédale comme cela peut être l’usage sur les pianos modernes. Sur ce type de pianos, dans la musique de Chopin, on peut alterner des passages avec l'utilisation de la pédale forte (celle qui soulève tous les étouffoirs pour plus de vibration), et d'autres, comme la fin de la Mazurka op. 24 n° 2, sans pédale forte. Cela offre un timbre différent pour chaque passage. L’équilibre des mains est également différent par rapport au piano moderne : la main gauche ne joue pas en arrière-plan mais renforce la main droite, à la manière d’un violoncelle et d’un alto dans un quatuor à cordes.

J’ai également interprété une pièce que j’ai composée spécialement pour cette occasion, Atwal Ôf, en création mondiale. C’est une œuvre au langage musical contemporain pour un instrument ancien accordé en tempérament inégal bien tempéré, suivant la tradition classique et romantique. Atwal Ôf est un hommage aux musiques folkloriques anciennes du Liban qui ont bercé mon enfance. Le titre fait référence à un concours bien connu des Libanais, où l'on improvise sur le vocable Ôf le plus longtemps possible, sans respirer. J’ai conçu cette composition comme une improvisation vocale, envoutante, non mesurée, courte et sans répétition. La difficulté réside dans le fait que le piano est un instrument résonnant et que, contrairement à la voix, il n’est plus possible de modifier une note une fois jouée. J’’exploite toutefois des possibilités pianistiques comme l’harmonie-timbre, la résonance différente des registres, l’écho sonore et l’illusion de spatialisation.

Nadine Nassar, Ziad Kreidy, que faut-il vous souhaiter ?

ZK : Que la situation au Liban se stabilise, même si cela semble utopique ; que les Libanais préservent leur vitalité et leur passion pour la culture et la beauté, une réalité presque certaine et un véritable miracle compte tenu des épreuves qu'ils traversent.

NN : Je ne peux que répéter les mots de Lucien George : « Le Liban a un passé, il n’a pas de présent mais il a un avenir. » Ce présent est moins terrible grâce à l’art et particulièrement à la musique dont nous sommes les garants. Je reste une privilégiée de la vie de pouvoir continuer à chanter dans ce Liban « en déliquescence », pour encore citer Lucien George. Merci Ziad pour avoir donné une nouvelle vie à ce Broadwood. De grands projets en préparation.

Photo : @Toufic Aramouni