Beyrouth, Ville Fatale : Une fresque théâtrale au cœur des métamorphoses de la mémoire
12/12/2024|Léa Samara
Le Théâtre du Temps, lieu parisien où l’intimité devient le complice d’une création audacieuse, accueille depuis décembre Beyrouth, Ville Fatale. Cette pièce du jeune dramaturge libanais Marwan Zalloum déploie un regard à la fois historique et existentiel sur la capitale libanaise. Plus qu’un simple spectacle, cette création opère comme une traversée métaphorique des strates de l’identité collective, où chaque époque révèle la tension entre le chaos et la résilience.
La scène comme palimpseste de l’histoire
Au cœur de la pièce se trouve Chafik, un vampire éternel, figure à la fois allégorique et tragique, qui traverse 150 ans de l’histoire de Beyrouth. Il est le témoin d’un destin citadin oscillant entre splendeur et dévastation. Cette narration fragmentée, déclinée en tableaux, ne se contente pas d’égrener des faits historiques : elle en fait surgir la poésie et les contradictions. Les événements – de la Grande Famine aux explosions du port en 2020 – s’entrelacent dans une chorégraphie d’images à la fois elliptiques et saisissantes, portées par une mise en scène épurée où chaque geste, chaque silence résonne comme une interrogation. La scénographie, volontairement minimaliste, accentue cette approche introspective : des costumes évoquent subtilement les mutations sociales et culturelles, tandis que les interventions musicales au oud insufflent une dimension quasi mystique. Ce dispositif, loin de chercher à recréer fidèlement les époques, convoque un espace où la mémoire devient un matériau vivant et malléable, à l’image d’une ville qui se réinvente sans cesse.
Un questionnement sur la transmission et l’oubli
Si Beyrouth, Ville Fatale est ancrée dans l’histoire, elle s’impose avant tout comme une réflexion sur l’acte de raconter. Chafik, symbole de la mémoire immortelle, incarne ce dilemme : la transmission est-elle une condition nécessaire à la survie, ou un fardeau qui emprisonne dans un cycle infini de douleur ? « Faut-il raconter l’histoire ou la laisser derrière soi pour guérir ? », s’interroge-t-il. Les personnages qui gravitent autour de lui – le patriote déçu, le milicien à l’énergie destructrice, et bien sûr la sublime Maya, artiste tourmentée du port et âme sœur de Chafik – ne sont pas de simples figures historiques. Ils cristallisent des tensions universelles : l’amour et la haine, la quête de sens et l’acceptation de l’absurde. La pièce ne se limite pas à un regard nostalgique ou critique ; elle explore comment les traumatismes se transmettent et comment les individus, comme les villes, tentent de s’en libérer. Cette réflexion, entre mémoire individuelle et collective, confère à Beyrouth, Ville Fatale une résonance historiographique remarquable, où l’allégorie du phénix renaissant s’impose comme une analogie centrale. Symbole de résilience et de renouveau, elle interroge aussi la charge mentale qui pèse sur ceux à qui incombe la responsabilité de porter une telle mémoire.
Une esthétique engagée et hybride
La force de cette création réside aussi dans son langage théâtral hybride, où se croisent la musique, la danse et le chant. Marwan Zalloum décrit son approche comme un pont entre les arts et les cultures, une résistance, visant à briser les clichés associés au monde arabe. Cette volonté transparaît dans chaque détail, depuis l’écriture jusqu’à la mise en scène. « Beyrouth n’est pas seulement une ville ; c’est un paradoxe vivant, un endroit où la beauté danse avec le chaos », affirme-t-il. En écho à la scénographie, l’artiste ne cherche pas à simplifier mais à complexifier, en laissant des zones d’ombre qui invitent le spectateur à une réflexion personnelle. Les instants de danse et de musique, rares mais intenses, créent des pauses méditatives, comme des respirations au sein de ce flux narratif dense, ponctué d’apartés purement historico-pédagogiques. Cette esthétique, à la fois exigeante et accessible, traduit une ambition claire : ouvrir une fenêtre sur les mécanismes de mémoire universelle, tout en rendant hommage à la singularité de Beyrouth. Bien que l'intensité émotionnelle des acteurs soit indéniable, une plus grande précision dans certaines transitions scéniques et dialogues pourrait enrichir encore davantage l'expérience théâtrale.
Pour une mémoire partagée au-delà des frontières
Après son passage au Théâtre du Temps, la tournée prévue en France, avec notamment une participation au Festival Off d’Avignon, promet de porter cette création vers un public encore plus large. Ce succès témoigne d’une soif de récits capables de transcender les frontières géographiques et culturelles. Avec Beyrouth, Ville Fatale, Marwan Zalloum, accompagné de Marya Saadé en coproduction et mise en scène, et de ses acteurs Tracy Bedran, Antoine Grenier, Michael Asmar et Hicham Hamdaoui, propose tout simplement une métaphore vibrante de l’humanité. Entre souffrance et espérance, oubli et réminiscence, cette fresque théâtrale interroge notre capacité à regarder l’histoire en face et à trouver, dans ses décombres, les germes d’un renouveau. Une expérience autant artistique que cathartique, un hommage poignant à une ville dont le battement de cœur résonne avec une intensité rare.
Pour en savoir plus, cliquez ici
ARTICLES SIMILAIRES
Anjo Rihane dans Chou Mnelboss : une bombe de talent sur les planches de Montréal
Gisèle Kayata Eid, Montréal
04/12/2024
Le phénomène John Achkar enflamme Montréal lors de son stand-up comedy « Chou zakeh » en tournée mondiale
Gisèle Kayata Eid, Montréal
25/11/2024
Retour des spectacles au Théâtre Monnot : « Prévert entre poèmes et refrains »
06/11/2024
Ghassan Yammine, en tournée au Canada, rend hommage à Charles Aznavour
Gisèle Kayata Eid, Montréal
03/10/2024
Guilleret « Stand Up Comedy » à Montréal avec Nady Abou Chabké et Tony Abou Jaoudé
Gisèle Kayata Eid
27/09/2024
"Five Days to Shine" : Une Conversation avec Josyane Boulos sur l’Inclusion par le Théâtre
19/09/2024
Polo Anid revient au théatre Monnot
05/09/2024
Le Caracalla Dance Theatre fait revivre la magie des "Mille et une nuits"
01/08/2024
Quand Adel Karam rencontre Georges Khabbaz dans "Khiyal Sahra"
01/08/2024
Joe Khoury dans "Testostérone" : un monologue électrisant et introspectif
24/07/2024