Tearing Me Apart, panser les départs et les séparations par la danse
Confronté·es aux mêmes phénomènes, à l’histoire et à ses événements qui semblent sans cesse se répéter, à l’accablante pérennité de l’instabilité, comment créer ? Quel poids ont les créations artistiques ? N’est-ce pas trivial de leur accorder de l’importance ? Loin de toute futilité, Tearing Me Apart est une bouée de sauvetage, comme l’évoque sa chorégraphe, Nada Kano. Joué les 6 et 7 mars prochains au Théâtre Al-Madina, situé à Hamra, Tearing Me Apart explore divers troubles à travers la danse. Composé de deux pièces chorégraphiées par Nada Kano, Élément Terre et Unrelating 3, le spectacle aborde plusieurs thématiques liées au départ, tout en explorant avec intimité ce qu’implique la confrontation de deux cultures, les contrastes qui émergent et les différentes manières d’être au monde. Cette performance est le fruit de multiples collaborations, comme en témoigne son processus de création : les photographies d’Elie Bekhazi figent l’existence d’une collaboration artistique. Pour L’Agenda Culturel, Nada Kano revient sur l’urgence de cette création ainsi que sur son parcours, qui met en lumière la nécessité de développer davantage d’espaces dédiés à la danse et aux échanges autour de celle-ci au Liban.
Nada Kano a grandi au Liban durant la guerre civile. Bien que la danse ait été reléguée au second plan en raison du contexte, elle continue à pratiquer dans des écoles de danse. Les cours étaient souvent annulés à cause de la situation, mais elle a tout de même cultivé cette passion par d’autres moyens : des vieux films empruntés au Centre culturel russe, des photographies. Pour poursuivre son apprentissage et se professionnaliser, elle part en France à 17 ans, où elle se forme pendant dix ans, d’abord à Cannes puis à Paris. Entre 2000 et 2005, elle partage sa vie entre Paris et Beyrouth avant de créer sa propre compagnie The Beirut Dance Company. Elle fait ses premiers pas de chorégraphe en 2008.
Tearing Me Apart, un processus de création semé d’embûches
En 2019, alors qu’elle crée un solo pour la danseuse Marie-Agnès Gillot à la Seine Musicale de Paris, Nada Kano rencontre Eugénie Drion, toutes deux faisant partie du corps de ballet de l’Opéra de Paris. De cette rencontre naît l’idée d’une pièce collaborative entre danseur·ses libanais·es et français·es, dans la continuité d’une précédente collaboration avec l’Institut français d’Égypte.
Entre 2019 et 2024, de nombreux événements surviennent, tant à l’échelle mondiale que nationale. Tearing Me Apart ne prend finalement forme que récemment : en juillet 2024 à Beyrouth, puis le novembre suivant à Paris. Les danseur·ses Eugénie Drion et Gaëtan Vermeulen se rendent à Beyrouth, tandis que Daniel Moussa et Maria Zgheib, danseur·ses libanais·es, se rendent ensuite à Paris. Nada Kano évoque le contexte difficile de création : «C'était très difficile, les danseur·ses ont travaillé sous les drones, les bombes. » Pourtant, elle insiste : « On avait le pressentiment qu’il fallait continuer. »
Face à ces obstacles, Nada Kano souligne l’urgence non seulement de créer, mais aussi de se produire, de montrer cette œuvre, de la faire exister. La performance ne cherche pas à retranscrire l’actualité mais plutôt à donner à voir les phénomènes latents qui persistent au fil d’événements récurrents, à l’image des départs successifs des Libanais·es depuis plusieurs décennies.
Le Liban : départs, nostalgie d'un paradis perdu ?
La performance, composée de deux tableaux, interroge ces thématiques sous-jacentes. Au-delà de la guerre et de ses manifestations, de la crise, elle met en lumière les répercussions plus profondes, notamment l’exil massif des Libanais·es. C’est ce qu’aborde la première partie, Élément Terre, créée en 2009 dans le cadre des Jeux de la Francophonie. La pièce interroge la question du départ : ces Libanais·es qui quittent leur terre, ce Liban à la fois port d’accueil et point de fuite. Elle met en scène cette temporalité empreinte de nostalgie, ce sentiment d’un paradis perdu devenu invivable. La récurrence des valises dans la chorégraphie incarne le poids émotionnel du départ.
La seconde partie, Unrelating 3, offre une approche plus intime en mettant en contraste les interactions entre danseur·ses libanais·es et français·es. Initialement conçu comme un pas de deux, ce tableau est devenu un pas de quatre afin d’explorer les différences culturelles et l’impact sur l’intimité des rapports. Nada Kano souligne ces écarts dans la conception des gestes : elle observe une différence marquée dans l’appréhension des mouvements dans l’espace, entre fluidité et colère. Des gestes similaires mais interprétés différemment.
Figer par différents médiums ce qui a existé et ce qui subsiste
Le titre du spectacle est tiré d’une musique produite par l’artiste Anou, Tearing Me Apart, qui peut être traduit par Ce qui me déchire ou bien Ce qui me détruit. Nada Kano explique que ce titre était le plus approprié pour définir cet assemblage de pièces explorant la séparation et mettant en lumière, avec sensibilité, différentes problématiques et contrastes. L’artiste Anou interprétera en live la musique spécialement composée pour l’œuvre, un mélange de chants et de langues, entre arabe et anglais.
Par ailleurs, une série de photographies accompagne le spectacle, illustrant le processus de création entre Beyrouth et Paris. La chorégraphe insiste sur la nécessité de capturer ces mouvements, de figer l’existence de cette collaboration. Face à l’incertitude ambiante, les photographies demeurent. Tearing Me Apart ne se limite pas à la danse : il s’agit aussi de rencontres, de relations qui se tissent au fil des répétitions et qui ouvrent la voie à des échanges durables. Cette première collaboration a fait naître l’envie d’aller plus loin, d’explorer ces liens interculturels et de promouvoir ces dialogues par la danse.
Pour en savoir plus, cliquez ici
ARTICLES SIMILAIRES
"Le canard à l'orange" ou jouer pour les causes
24/02/2025
“Shou ya Ashta” ou le courage des femmes qui ne se taisent pas, comédie noire au théâtre Monnot
Nora Lebbos
20/02/2025
"Mémoire(s) Vivante(s) : Quand le Théâtre Libère la Parole des Femmes"
18/02/2025
« Casting Amné » : Une comédie policière qui fait rire le théâtre Monnot
09/02/2025
Zeina Daccache, en roue libre
Maya Trad
29/01/2025
Nous étions la forêt : une ode écologique à l’interdépendance et à la résilience
Léa Samara
14/01/2025
Explorer la guérison par le théâtre avec Giulio Vanzan
11/01/2025
L’actrice Pascale Michaud dans ”Entre 2”
08/01/2025
Philippe Aractingi au théâtre de l’Essaïon
23/12/2024
Beyrouth, Ville Fatale : Une fresque théâtrale au cœur des métamorphoses de la mémoire
Léa Samara
12/12/2024