“Et que chaque jour ait son poème” : Rima Abdul Malak et la diplomatie du vers
28/04/2025|Léa Samara
Il est des voix qui, sans jamais hausser le ton, redonnent forme à l'écoute. Celle de Rima Abdul Malak s'inscrit dans ce lignage discret et fervent. Depuis la fin de sa mission ministérielle, elle explore un autre type de scène : celle du poème incarné, partagé, vibrant. Avec son Rima Poésie Club, né en 2023, elle réinvente la lecture publique comme un acte d’hospitalité poétique, entre partage et résistance douce. Une diplomatie du vers, intime et politique, qui fait du mot un geste.
C’est une "scène ardente" où se rencontrent poésie contemporaine et instapoésie, slameurs et académiciens, chants du monde et douceurs en vers. Caroline Bentz ponctue les lectures au piano, Zeina Abirached en signe les affiches.
La diplomatie intérieure : la poésie comme pratique de l’écoute
"Donne-moi ta haine, j’en ferai un poème." Cette phrase, tirée d’un poème de Sofia Karampali Farhat, Rima Abdul Malak la prononce avec gravité. Il ne s’agit pas d’un mot d’ordre lyrique, mais d’un horizon éthique. En répondant à la violence par la transmutation verbale, en désarmant les discours dominants sans fuir le réel, la poésie devient chez elle une forme de diplomatie – intérieure, d’abord, mais peut-être aussi, un jour, internationale. "Imaginez que chaque session de négociation commence par des lectures de poèmes !" lance-t-elle. Ce rêve, s’il fait sourire, repose sur une intuition profonde : le poème rend possible une autre manière d’être au monde, une autre manière de le dire.
Ici, l'on pense à Paul Celan, ce poète pour qui écrire était un acte d'écoute à travers l'abîme : "Personne / ne témoigne pour le / témoin." Pour Rima Abdul Malak aussi, "la poésie peut aider à apaiser des blessures profondes", mais elle permet surtout d’accéder à ce que l’on croyait indicible. Dans ses mots affleure une conviction ancienne : le poème n'est pas une réponse, mais une respiration, une chambre d'écho où l'on apprend à écouter autrement.
Émergences subjectives : une cartographie poétique fragmentaire et plurilingue
Quand elle compose les plateaux du Rima Poésie Club, elle refuse toute prétention à l’exhaustivité. Les critères ? Ils sont subjectifs, assumés : une vibration dans la langue, une émotion qui affleure, une capacité à "réveiller toute une palette d’émotions". Le Club est conçu comme un espace d’"hospitalité, une terre d’accueil". L’expression n’est pas anodine et fait écho à l’hospitalité inconditionnelle d’Édouard Glissant, pour qui l’identité se construit dans la relation.
Cette relation est plurilingue, transfrontalière. Au Club, les langues s'entrelacent : grec, arabe, duala, espagnol. Une francophonie non impériale, mais relationnelle, où la langue française n’est pas centre mais passage. Les mots des autres deviennent les nôtres ; le vers s’imprègne d’accents divers – l’universel surgit dans l’échange concret, oral, vécu.
Poésie debout, poésie incarnée : la scène comme chambre d’échos
Le Rima Poésie Club n’est pas un cénacle. Il est scène, pulsation, improvisation. Rima Abdul Malak ne cherche pas des lecteurs, mais des présences. "Il n’y a aucune recette. Il s’agit de laisser venir l’énergie du direct." Elle cite le stand-up comme modèle, à rebours des codes figés de la lecture publique. Le clin d’œil au Jamel Comedy Club souligne une volonté de décloisonnement. Ici, le rire est remplacé par le frisson, l'échange comique par une vibration collective. Le poème est performé, non pour faire spectacle, mais pour renouer avec sa source vive : la voix.
Cette improvisation traduit une fidélité au zajal libanais, tradition de joute poétique orale et populaire, où Rima Abdul Malak a puisé, dans son enfance, son premier rapport au poème : "Ces moments étaient des bulles de joie et de liberté arrachées à la noirceur de la guerre." Depuis, elle s’est forgée une poésie debout, vivante, qui irrigue ses engagements publics.
Ce soir-là, Katerina Apostolopoulou, Stéphane Bataillon, Caroline Bentz, Marc Alexandre Oho Bambe dit Capitaine Alexandre, Ange Oho Bambe, Lisette Lombé, Marc Nammour et Rima Abdul Malak enflamment la salle entre nostalgie, féminisme, humour, mélancolie, solidarité et révolte. Le langage n’est plus décoratif, il est action. Certains instants atteignirent une intensité rare, lorsque les voix des poètes se tressèrent, se traduisirent, se répondirent dans un même souffle : ainsi la parole de Mahmoud Darwich, portée en écho pluriel, ou encore l’élan de Elle va nue la liberté de Maram Al-Masri, irradiant la scène en plusieurs langues et suspendant le temps dans une gravité souveraine. Le Club devient ainsi un rituel profane, vivant, collectif, un espace d’intimité publique où le souffle du poème précède le texte.
Les mots tendres contre les mots-violence : le poème comme résistance
"Attentats, otages, massacres..." : Rima Abdul Malak égrène les mots imposés par l’actualité, sans qu’on prenne le temps de les ressentir vraiment. À cette langue morte de la brutalité, elle oppose celle de la tendresse et de la dignité. "La poésie crée un moment suspendu", dit-elle – un kairos dans le flux, une déchirure dans la continuité du bruit. Pas pour fuir, mais pour "puiser la force de s’engager et d’agir". Pas pour oublier, mais pour surmonter la douleur : "Que tes larmes irriguent / Plutôt qu'elles ne te rongent" (Andrée Chedid).
La poésie devient ici pleinement politique : non pas dans les slogans, mais dans le travail lent du langage. Un engagement à contre-temps, qui réaffirme la possibilité d’un autre lexique. On songe à Éluard, à Char, à Desnos — résistants par la densité même de leurs mots.
Un art de la suite : transmettre, prolonger, faire vibrer
Quand elle évoque l’avenir du Club, Rima Abdul Malak parle d’"engagement de vie". Ce n’est plus un projet ministériel : c’est une œuvre ouverte, une pratique libre. Elle cite le duo avec Falmarès aux Émancipéés de Vannes en 2024, le concert poétique avec Alexandre Tharaud, la soirée dédiée à la poésie arabe qui aura lieu au festival d’Avignon avec l’Institut du Monde Arabe le 15 juillet 2025. Et peut- être, un jour, un Rima Poésie Club à Beyrouth ?
Son livre de chevet ? L’anthologie des poétesses libanaises publiée par Kaph Books. Sa boussole poétique ? Nadia Tuéni : "Beyrouth est en Orient le dernier sanctuaire où l’homme peut toujours s’habiller de lumière." Ce n’est pas une nostalgie, c’est un cap. À la manière d’Andrée Chedid, qu’elle cite une seconde fois : "Ne te défais pas à chaque ombre. Ne te courbe pas sous chaque fardeau... Tu ne rêves pas en vain."
La beauté comme politique : poétique de l’agir, esthétique du courage
La formule est de Dostoïevski, mais elle est devenue son viatique : "La beauté sauvera le monde." Chez Rima Abdul Malak, cette idée n'est pas un vœu pieux mais un programme d’action poétique. Elle revendique une conception presque socratique de l’art, en convoquant les poètes de la Résistance — Seghers, Aragon, Char, Éluard, Desnos — pour rappeler que l’écriture peut être un legs de courage et de dignité.
C’est là, sans doute, le cœur du Rima Poésie Club : non pas un lieu de consolation, mais un lieu de forces. Où la parole, redevenue souffle et lumière, ose redonner au monde sa part d’âme.
Photos : @Franck Aubry
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