Etienne Kupélian et Joe Letayf, deux conférenciers de très haut niveau, ont tenu en haleine un public venu nombreux avec deux sujets totalement différents mais également passionnants.
Pour Etienne Kupélian, hautboïste de talent et professeur au Conservatoire, il était émotionnellement difficile de parler de Boghos Gélalian (1927-2011). Ce géant de la musique savante libanaise était en effet son beau-frère et la relation affective et musicale était très forte entre les deux hommes. Etienne parle de l’homme et de l’artiste. Celui qui composait la nuit et dormait le jour, qui travaillait lui-même en détail les œuvres qu’il donnait à jouer à ses élèves, celui qui était « dans sa bulle », ne se rendant pas toujours compte de ce qui se passait autour de lui. Il émaille le propos d’anecdotes savoureuses et évoque les grands interprètes qui ont joué les œuvres du maître : Walid Haurani, Diana Takieddine, Samia Flamant, Wissam Boustany, Ara Malikian, Arpiné Pehlivanian, Gabriel Yared, Tatiana Primak Khoury, Etienne lui-même et bien d’autres qui ont constitué le cœur de la vie musicale au Liban dans les années 1950-1990. Cela sans compter les autres interprètes qui jouent la musique de Gélalian à travers le monde entier et qu’il arrive à Etienne de découvrir par hasard sur youtube !
Il évoque le fameux concours de composition, organisé par les Jeunesses musicales du Liban dans les années 1960, dont le jury est composé entre autres de Pierre-Petit, Henri Dutilleux et André Jolivet (fine fleur de la composition française du 20e siècle), que Gelalian remporte haut la main et dont l’œuvre, cette année-là, devient morceau imposé d’examen au Conservatoire de Paris. Pour ce qui est du langage musical de Boghos Gélalian, Etienne Kupélian parle de « parfum orientalo-arménien de son propre cru ». Gélalian ne s’est pas inspiré du folklore arménien comme l’on a parfois tendance à le croire, mais « il a un style, une tournure, une façon de moduler la phrase, qui sont bien à lui, dans un style arménien. C’est une musique de l’âme et du cœur ». Le conférencier raconte également la grande période du festival de Baalbeck, la relation de Gelalian aux frères Rahbani et à Roméo Lahoud et l’extraordinaire talent d’orchestrateur du compositeur, qui peut rendre une mélodie toute simple absolument sublime. Les explications alternent avec dix pièces musicales, majoritairement de la musique de chambre, qui démontrent la beauté et la diversité de l’œuvre de Boghos Gelalian : Sonates, Toccatas, Vocalise et clôture en beauté avec l’une des rares pièces pour orchestre de Gelalian, les Sept Séquences pour orchestre. La majorité de l’assistance qui ne connaissait que vaguement l’œuvre de Boghos Gelalian, est stupéfaite de découvrir une telle richesse, une telle sophistication, une telle profondeur et en même temps une telle simplicité dans l’œuvre du compositeur.
Le lendemain, changement radical de style et de propos avec Joe Letayf et Beethoven (1770-1827). Il s’agit d’une période très précise de la vie de Beethoven, l’année 1802, il a alors 32 ans, celle où il écrit son célèbre « Testament de Heilingenstadt ». Ce document, précieux témoignage des états d’âme du compositeur quand il découvre qu’il commence à être atteint de surdité, est en fait une lettre qu’il adresse à ses frères, mais qu’il ne leur a jamais envoyée et qui a été découverte après sa mort dans ses papiers. Le conférencier livre à l’assistance un texte de son cru, extrêmement émouvant et précis, où transparaît sa profonde admiration pour Beethoven. Il émaille son propos de lecture d’extraits du Testament de Heiligenstadt où émerge tout le désespoir du compositeur qui réalise qu’il devient sourd, drame absolu pour un musicien. En outre, Beethoven constate qu’il doit s’isoler de la société viennoise dont il est adulé comme pianiste et compositeur, car il tient à garder sa surdité secrète. C’est pour lui absolument tragique et son angoisse redouble, d’autant qu’en parallèle, il souffre de sérieux troubles gastriques. Mais, continue Joe, cette profonde crise qui lui fait même envisager le suicide, au lieu de l’abattre complètement, finit par stimuler sa créativité et son génie. Et c’est là qu’il écrit des pièces absolument majeures de son catalogue. Le conférencier choisit de faire entendre trois œuvres essentielles, composées au plus profond du gouffre, dans ces années de misère morale. Tout d’abord un extrait de la Symphonie n° 2 en ré majeur composée en 1802, puis la Sonate n° 17 en ré mineur pour piano dite la Tempête, composée en 1803, interprétée par un Glenn Gould juvénile et déchaîné, que l’on n’attendait absolument pas à cet endroit-là, enfin la Symphonie n° 3 dite Héroïque, qui était initialement dédiée à Napoléon Bonaparte mais dont le compositeur renonce à la dédicace quand le Premier Consul se fait couronner Empereur. La conférence se clôt sur cette œuvre considérée comme un tournant déterminant de l’histoire de la musique classique, tout d’abord par sa longueur et ensuite par son côté émotionnel. Elle est d’ailleurs considérée comme l’œuvre marquant le début de la période romantique de Beethoven.
Merci Etienne Kupélian et Joe Letayf de nous avoir enrichi d’un tel savoir, avec tant d’aisance et de simplicité.
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