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Entre Amnistie et Amnésie : Bahjat Rizk

28/01/2025



À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.

 

Témoignage de Bahjat Rizk, 63 ans, écrivain, avocat, attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’Unesco

 

 En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l’esprit ? Qu’ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?

Il y a eu plusieurs moments violents qui m’ont marqué, certains touchant la collectivité libanaise dans son ensemble ou certaines des communautés (puisqu’il s’agit d’une guerre civile) d’autres touchant directement ma propre famille puisque mon père était dans l’action politique et a pu constituer à certains moments, une cible personnelle ou familiale (enlèvement, attentat, intimidation). J’étais encore jeune au début de la guerre, j’avais 13 ans et n’avais pas encore acquis une vraie conscience politique mais je l’ai vécue émotionnellement et intensément, à travers mon entourage proche. Ce qui a entrainé chez moi des réflexes de refoulement ou de distanciation par rapport au réel ou même de distorsion, qui se sont traduits à partir de 20 ans en 1981 jusqu’en 2012, par des écrits qui portaient presque tous sur l’identité, comme les titres de mes ouvrages l’indiquent.

Tout d’abord de manière existentielle et expérimentale (L’identité en fuite, Passions et Mères intérieures, réunis en un seul volume en 2012 à Paris, sous le titre Monologues Intérieurs) et puis un peu plus tard de manière politique et conceptuelle (L’identité pluriculturelle libanaise en 2001 et Les paramètres d’Hérodote ou les identités culturelles collectives en 2009). Autrement dit la question identitaire a véritablement habité toute ma vie. J’ai tenté de compenser le côté pathologique par le côté créatif, essayant de reconstruire et de formuler avec mes moyens et mes mots.

 

La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?

Longtemps j’ai pu refouler mes angoisses en me jetant dans le déni ou la frénésie de l’action, autrement dit la fuite en avant et l’instant présent. Avec l’âge cette anxiété revient, me surprend parfois de manière violente, imprévisible et souvent me submerge. Surtout que la guerre n’est pas finie et que nous la portons toujours en nous.

Le temps et l’espace, mesures de la rationalité, sont toujours fracturés et susceptibles d’éclater à tout moment car nous ne sommes pas parvenus à rétablir la continuité du discours mémoriel. J’ai l’impression d’être un peu piégé avec l’âge car dorénavant le temps est compté.

 

Dans vos moments de réflexion, comment exprimez- vous ou gérez -vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est -ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d’autres moyens ?

Tous ces moyens sont utiles et j’en choisis les plus adaptés selon les circonstances et mes interlocuteurs. Parfois aussi je suis confronté à d’autres expériences de guerre d’autres pays qui me permettent de me positionner car j’évolue depuis 35 ans au service du Liban, dans un cadre international (l’Unesco). J’essaie de concilier entre ce qui est intime et ce qui est universel. Au-delà de mon expérience subjective propre, j’essaie de conserver une forme d’ouverture, de liberté et surtout de ne pas plonger dans une crise profonde et obsessionnelle ou si cela advient, d’essayer d’en émerger avec une nouvelle espérance. L’art, la philosophie, la foi, la rationalité et mon rapport positif à autrui me permettent de me ressourcer.

 

Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait ressurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?

Oui tout à fait car le Liban est un pays de communautés qui tente de devenir une nation mais n’y parvient toujours pas. Les deux derniers numéros de Janvier et février 2025 des Cahiers Science et Vie Histoire et civilisations : Le Liban ou l’utopie multiconfessionnelle et le Monde et National Geographic Histoire et civilisations Liban : L’impossible Nation s’accordent à ce sujet, tout en intégrant la récente période de 2024 et mettent en avant que la structure libanaise porte les risques récurrents de guerre civile. Les guerres de 2006 et 2024 ont été imposées par une communauté aux autres communautés. Comme cela a été le cas durant plus de 50 voire 100 années au Liban. Les noms des communautés changent mais le mécanisme est le même.  Il y a derrière tout cela des conflits culturels et idéologiques que nous n’avons toujours pas résolus pacifiquement, rationnellement et durablement.

 

Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?

Tout d’abord que les êtres humains et les peuples se battent pour leur culture qui est leur âme et qu’ils voudraient sauvegarder et transmettre. Que la définition de l’identité elle-même est  un processus  dynamique et non figé, incontournable, soumis à deux injonctions contradictoires et complémentaires : l’une structurante, constatée et énoncée par Hérodote le père de l’Histoire il y 2500 ans, qui met en avant les spécificités culturelles (« le monde grec est uni par la langue, le sang ,les sacrifices et les sanctuaires et les mœurs ») et l’autre qui déconstruit et dépasse les mêmes paramètres identitaires au profit de l’universalisme (« sans distinction de race ,de sexe ,de langue et de religion » Charte de l’Unesco ,article 1 )…Toutes les sociétés sont multiculturelles de par leur essence comme toute relation humaine est basée sur la diversité sinon elle est verrouillée et condamnée à mourir. Il s’agit toujours d’équilibrer entre ces deux tendances légitimes celle qui vise à fédérer et celle qui vise à se différencier. Si ce processus est bien mené on préserve la paix civile sinon ce sont les guerres civiles ou les guerres entre nations qui se reproduisent à l’infini, de manière obligatoire et absurde.

 

Aujourd’hui, trente -cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du LIBAN ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?

Pour moi la guerre civile depuis un demi -siècle au Liban ne s’est jamais arrêtée, elle s’est poursuivie de manière latente sous d’autres formes. Et même elle se propage un peu partout aujourd’hui dans le monde, du fait de la mondialisation et de la révolution des moyens de communication. Nous sommes rentrés dans une ère nouvelle depuis le 11 septembre 2001.

Le Liban était déjà dans la mondialisation depuis des millénaires, du fait de sa composition naturelle atypique et de sa disposition géographique particulière qui en font un point de tangence entre deux mondes. C’est à la fois un espace de rapprochement et d’affrontement.

Pour reconstituer leur unité nationale il faudrait que les Libanais tirent une réflexion rationnelle de leur expérience car l’affectivité toute seule ne suffit pas. Il faut qu’ils se réconcilient avec leur propre histoire et que leurs priorités identitaires soient communes et établies. Il faut avoir le même récit pour avoir un vrai projet politique cohérent et continu. On ne peut continuer avec un système hybride, qui tente de concilier de manière provisoire et indéfinie entre une fédération de communautés et un système parlementaire unitaire démocratique. Sinon c’est une démocratie conjoncturelle, à la carte, par défaut et non institutionnelle. Tout repose sur l’article 95 de la constitution qui répartit les quotas communautaires, établi en 1926 de manière provisoire et reconduit en 1989 par les accords de Taef, toujours de manière transitoire.   

Je pourrais modestement contribuer à cette réflexion, du rapport du politique et du culturel, du fait de mon vécu, de mon milieu d’origine et de mon parcours personnel tant dans ma formation académique, que dans mes activités professionnelles et mes publications. Ce sont juste des pistes à explorer mais c’est ce que j’ai pu accumuler durant presque 5 décennies car la vie de l’homme est courte alors que la vie des idées est longue, transmissible, dialectique et non définitive.

 

Voudriez-vous ajouter quelque chose ?  

Juste vous féliciter pour votre heureuse initiative inspirée qui vise à impliquer les libanais dans leur propre histoire et souhaiter à l’Agenda Culturel un plein succès dans sa démarche continue et sa fidélité à la culture libanaise.  

 

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