À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), Entre Amnistie et Amnésieest une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Nicole Fayad, 60 ans, administrateur
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Même si je ne me sens pas légitime pour parler de la guerre, vu que j’étais privilégiée, protégée, binationale, et surtout que je n’ai pas subi de gros traumatismes, mes souvenirs ou récits sont liés à quelques dates qui m’ont personnellement marquée.
13 avril 1975 – 10 ans : l’inquiétude visible de mes parents en rentrant de la plage Saint Simon, suivie de la fin d’année scolaire mouvementée. Le 24 septembre, en voyant le centre-ville de Beyrouth brûler, mes parents nous font fuir directement de notre maison de montagne à Aley vers l’Europe via Damas. Nous ne reverrons jamais cette maison. Mais nous serons en sécurité et loin durant les terribles 2 premières années de la guerre.
2 avril 1981 – 16 ans : cela faisait 4 ans que j’étais rentrée à Beyrouth, vivant tant bien que mal mon adolescence avec mes amis de toutes les régions, ayant la chance d’être dans une école laïque et multiconfessionnelle. Habitant Achrafieh vers la rue du Liban/Tabaris, mon univers comprenait les cinémas et cafés de Hamra, la plage au Summerland, le ski à Faraya, mes cours de piano à Ras Beyrouth et les sorties et parties diverses entre potes. Le 2 avril, suite à un bombardement syrien soudain et intense d’Achrafieh, l’autocar scolaire qui me ramenait de Bchemoun à la maison refuse de s’en approcher et nous fait descendre à la place Sassine, moi la « grande » de 1ère, avec 5 ou 6 voisins plus jeunes que le chauffeur m’a « confié ». Nous dévalons alors la pente en courant durant 10mn, en nous tenant par les mains et en hurlant pour moins entendre le bruit des obus. Avec le siège d’Achrafieh qui s’en est suivi, ma fin d’année scolaire a été très perturbée.
6 juin 1982 - 17 ans : 1er jour d’épreuves du Bac français au Collège Protestant Français de Beyrouth. L’invasion israélienne commence, le Bac est annulé. Après 20 jours effrayants (souvenir intense des fusées lumineuses qui éclairaient Beyrouth-Ouest les nuits, et qui précédaient des bombardements aériens), je suis « rapatriée » seule sur Paris via Larnaca sur l’Argens, navire de guerre français. Je passe le Bac à Arcueil en septembre, l’épreuve de Philo le lendemain de l’assassinat de Bachir Gemayel et l’épreuve de Maths le lendemain des massacres de Sabra et Chatila. J’aurais mon bac de justesse.
J’ai ensuite passé 10 ans en France et aux USA, revenant au Liban pour les vacances quand cela était possible, par l’aéroport, par Larnaca/bateau ou par Damas/taxi alternativement. Je n’ai donc pas vécu les horribles 8 dernières années de combats fratricides partout.
Entre 1982 et la fin de la guerre, plusieurs amis très proches ont vécu des drames directement liés à la guerre: assassinat de l’artiste Hani Abi Saleh en 1982, enlèvement et probable assassinat de Alfred Junior Kettaneh le 9 août 1985, mort par bombardement de Mouna Bustros dans sa maison le 6 août 1989, assassinats de Ingrid Abdelnour Chamoun, son mari Dany et ses enfants Tarek et Julian le 21 octobre 1990 etc.
Il est certain que la guerre civile a façonné mon identité, elle a eu lieu entre mes 10 ans et mes 25 ans. En positif, une capacité d’adaptation à des environnements divers ; en négatif, une instabilité émotionnelle et un refus inconscient d’engagement et de stabilité, sauf en amitié.
Il a fallu que je retourne m’installer au Liban en 1992, que j’y travaille sérieusement dans le secteur de l’éducation, que je m’engage dans beaucoup d’organisations et de batailles citoyennes et activistes, que je fasse une thérapie et que j’atteigne les 40 ans pour enfin me poser et aimer ce pays à la folie.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
La guerre a certainement laissé des traces dans ma vie d’aujourd’hui. Accepter ma vulnérabilité et essayer quand même d’avancer. Face à l’impossibilité de planifier à long terme, me concentrer le plus possible sur l’instant présent, et réagir ad hoc dans le travail ou dans la vie. Mais garder la flamme de l’activisme d’une société civile.
A 60 ans, ayant fréquenté et rencontré des gens de tous bords et continuant à le faire, je réalise combien l’entre-soi et le réflexe de repli sur sa communauté ou son parti ou son zaïm ou même son idéologie continue à faire des dégâts. Pour vivre ensemble il ne s’agit pas de vivre à côté les uns des autres, mais de multiplier les liens de travail, de socialisation, de causes communes etc.. Chercher en permanence le plus petit dénominateur commun de notre citoyenneté, quelque soit notre identité culturelle.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
J’essaie de lire un maximum de livres (romans ou essais) sur le Liban, de voir des films ou documentaires ou témoignages, d’assister aux évènements, manifestations et réflexions sur la mémoire et sur l’avenir. Un grand regret est de ne pas maitriser la langue arabe pour pouvoir m’exprimer et élargir mes échanges et mes conversations. Le strict minimum d’arabe que je connais est frustrant.
Je suis une lectrice quotidienne depuis 2015 de la page Facebook de Georges Boustani, « La guerre du Liban au jour le jour », qui scanne l’Orient-le-Jour d’il y a 40 ans jour après jour et surtout qui écrit un texte résumé analytique incroyablement parlant tous les jours… Cette initiative est extraordinaire, il n’y a pas mieux pour appréhender la guerre, se la commémorer et la haïr.
J’essaie aussi, avec ceux autour de moi qui l’acceptent, de discuter de sujets ou d’évènements en lien avec la guerre. Je mesure en permanence ce que Marwan Chahine appelle dans son livre sur le 13 avril les « récits antagonistes » et la profondeur de leur ancrage à travers les générations. Et la violence latente qui en découle.
Je me dis surtout que j’ai beaucoup de chance de n’avoir pas eu de drame personnel durant ces 15 ans de guerre civile.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
En 2006, je me suis mobilisée les 33 jours à Beyrouth, avec plusieurs groupes d’activistes qui s’occupaient de secours alimentaire et de première aide. C’était plutôt facile, je n’ai pas d’enfants et ma famille était en Europe. S’activer empêche de devenir fou ou léthargique. Ça s’est terminé par des actions symboliques telles que tendre un drapeau libanais pour relier les deux côtés du pont de Ghobeiry détruit par les israéliens, ou aller en bus balayer collectivement les vitres et débris à Nabatiyeh le lendemain du cessez-le-feu.
En 2024, à 60 ans, j’avais plus de lassitude et malheureusement moins de compassion. J’ai passé mes nerfs en dénonçant la violence et la démesure des attaques israéliennes et en répertoriant de façon artisanale les frappes sur une carte de la banlieue de Beyrouth reconstituée sur la table de ma salle à manger. Thérapeutique mais inutile.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Les jeunes générations sont peu intéressées par ces souvenirs. Mais j’essaie de transmettre que RIEN ne justifie les armes en dehors de celles de l’État. Aucune cause, aucune résistance. Tous les martyrs sont morts pour rien, dans tous les camps. Les victimes collatérales aussi. Tous les camps se sont entretués à un moment durant les 15 ans de guerre civile. Et à l’intérieur des mêmes camps aussi. Le résultat est misérable et irréversible. Morts, blessés, disparus. Dans une moindre mesure, exilés, déracinés et désillusionnés. L’endoctrinement des uns et des autres est profond, il permet aux étincelles (menées de l’extérieur ou pas) d’embraser les situations, il faut être vigilant en permanence. Et réaliser que les libanais ont plus de points communs qu’ils ne l’imaginent, d’où qu’ils viennent. Les discours entre libanais qui disent « nous » et « eux » et « nos droits » etc. sont néfastes et dangereux.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Il serait trop long de détailler mon état d’esprit. La séquence des 5 dernières années est inimaginable en rétrospective : l’espoir et l’excitation lors du soulèvement d’Octobre 2019 suivi de la désillusion (quoique sur le temps long j’y crois encore), la claque de l’effondrement financier et la brutalité des banques, le ralentissement et la paranoïa durant COVID, l’horreur et les séquelles de l’explosion du Port le 4 août 2020, la profondeur de la crise économique et du délitement de tout service public et le pompon de la guerre dans son crescendo d’intensité depuis octobre 2023. Tout libanais sensé est un héros.
Je pense que nous avons depuis janvier une énorme opportunité avec l’élection et la nomination d’un tandem exécutif réformiste et qui veut donner son rôle à l’État. Mais il ne faut pas trop leur demander, il faut avoir du souffle et il faut surtout les aider à édifier un État juste, fort et équitable, chacun comme il peut, même dans son petit entourage direct. Il existe au Liban une multitude d’organisations de la société civile qui font un travail essentiel et de qualité, chacun dans son domaine. En somme, mon rôle est de faire ma part comme le colibri dans la légende, selon mes capacités, mes moyens, mes compétences et mes responsabilités.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Merci pour cette initiative qui m’a permis de réfléchir à la façon d’exprimer des ressentis.
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