Entre Amnistie et Amnésie : Rita Khawand Ghanem
10/03/2025
À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Rita Khawand Ghanem
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Pour moi la guerre c'est notre maison schizophrène où nous ne pouvions habiter qu'à moitié. Une maison où il faisait jour d'un côté et nuit sombre de l'autre, où nous pouvions nous tenir tout droit d'un côté et nous plier en deux pour nous aventurer dans l'autre. Comment oublier cet entre-deux ? Comment expliquer cette discipline que nous avions même enfants d'être plus rapides que nos réflexes, aussi simples soient-ils, comme allumer une lampe dans une chambre visée par un sniper. La guerre a fait de nous des êtres inhibés !
Quand je pense à la guerre j'entends résonner dans ma tête le "ahla" de l'épicier du coin. Je ne sais pas ce qui me faisait plaisir avec son "ahla" à chaque fois que nous passions faire nos emplettes ou celui qu'il lançait à chaque fois qu'un obus s'aventurait non loin du quartier. Cri de vie, cri de défi.... La guerre a fait de nous des êtres imprudents, désinvoltes, ou pour faire plus cliché "résilients"
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Aujourd'hui j'ai toujours un haut-le-coeur quand je descends dans un sous-sol, il s'en dégage une odeur qui ravive mes peurs, un concentré de guerre.
Aujourd'hui l'envie me prend des fois d'ouvrir une boîte de Maling, nous en avions tellement mangé que c'est devenu presque une Madeleine de Proust, même si elle ne ramène pas de si doux souvenirs.
Aujourd'hui, après toutes ces années, je n'ai pas encore pu rayé "charkiye" et "gharbiye" de mon dictionnaire (région est et ouest de Beyrouth), c'est difficile de rationaliser un ressenti ou de rendre familière cette inquiétante étrangeté.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
J'achète beaucoup de livres sur la guerre du Liban. Lire me permet d'avoir un regard critique sur ce que nous avons vécu. Il est difficile d'être objectif et de comprendre quand nous sommes obligés de survivre tout en côtoyant la mort. Aujourd'hui je tente de rationaliser mes ressentis et j'essaye de reconstituer une mémoire collective inexistante. De la guerre il ne nous reste que ce que nous avons vécu ou ce que les médias des différents clans ont voulu nous faire savoir, alors que c'est beaucoup plus compliqué que cela.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Ces deux guerres je les ai vécues en tant que maman et c'est encore plus stressant, car les choix que j'ai été amenée à faire se répercutaient sur mes enfants aussi. Tous les jours je me disais pourvu que cela ne dégénère pas.
Ces deux guerres m'ont fait donc aussi penser à mes parents. Je n'arrive toujours pas à comprendre où ils puisaient leur courage. Comment ont-ils pu continuer à nous déposer chaque matin dans un bus qui allait vers l'inconnu ? Une question parmi tant d'autres que je me pose à chaque fois que l'ombre de la guerre se fait sentir.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Je pense que pour moi comme pour beaucoup de libanais, l'avenir reste un futur très proche. Cela nous permet de nous ravitailler en espoir à intervalles très rapprochées.
Je n'ai jamais envisagé quitter le Liban, les petits bonheurs ont toujours réussi à pallier les grands malheurs. Ceux qui quittent ne sont pas plus heureux ou plus tranquilles que ceux qui restent. Ils partent parce qu'ils veulent assurer un avenir meilleur à leurs enfants. Pour moi le bonheur c'est un bout de terre, c'est l'empressement et l'affection de tous ceux qui m'ont connue depuis que je suis de ce monde, le bonheur c'est d'appartenir à un lieu, un temps et une famille. Je veux garder mes attaches. Mes enfants feront leur choix quand ils en seront capables...
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