Entre Amnistie et Amnésie : Najwa Bassil Pietton
10/03/2025
À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Najwa Bassil Pietton, 61 ans, Consultante en développement local
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Petite, je vivais à Byblos. Bien que notre région ait été épargnée par les combats directs, la guerre n’a pas manqué d’imprégner nos vies. L’un de mes premiers souvenirs marquants est l’arrivée des déplacés de Damour. Je me rappelle notre engagement pour leur venir en aide, nous remplissions des colis de denrées alimentaires. Je revois aussi ces moments où, enfants, nous fuyions ensemble lors de l’attaque de Chekka, qui nous avait contraints à quitter l’école plus tôt. Et puis, il y avait ma grand-mère, debout face aux hommes d’une milice qui voulait prendre position sur notre terrasse pour tirer sur une milice rivale. Intraitable ma grand-mère leur a dit avec fermeté : « Vous ne pouvez pas tirer d’ici, il y a des enfants. »
Plus tard, la guerre m’a poursuivie dans ma jeunesse, alors que j’occupais mon premier poste à la Croix-Rouge Libanaise CRL, dans la ville d’Antélias. Les guerres dites de « libération » et d’«élimination » ont été d’une violence inouïe. Certaines images sont encore gravées dans ma mémoire :
· Je me souviens des rescapés qui sortaient des abris à "Dbayé High Point", de leur visage qui s'est éclairaient en nous voyant arriver. Nous étions les premiers avec la CRL, à assurer leurs besoins essentiels : du lait pour nourrissons, de l’insuline pour les diabétiques, de la nourriture pour tous… Une petite lueur d'espoir au milieu du chaos.
· Je me souviens encore de ces cadavres, piégés volontairement pour faire des victimes parmi les secouristes, il fallait désamorcer chaque bombe avant de transporter les corps. Chaque geste pouvait être fatal pour nos équipes.
· Je me souviens de ces hommes, les yeux remplis de désespoir, qui se rendaient à la CRL, une photo à la main, cherchant désespérément à savoir si leurs proches figuraient parmi les victimes retrouvées après le retrait des miliciens. Chaque visage portait l’espoir fragile de retrouver un être cher, en même temps que la peur d’avoir une mauvaise nouvelle.
· L’ampleur de la destruction dans la région de Dbayé nous a choqué: une vision apocalyptique qui s’imprimait dans nos esprits à chaque coin de rue.
· Je me souviens aussi d’un vieil homme, blessé, qui venait chaque jour changer ses pansements, tenant la main de son petit-fils de sept ans, dernier survivant de sa famille. Je me demande encore comment ces deux-là ont pu surmonter leur deuil, comment le petit être a pu grandir dans de telles conditions.
Certaines peurs, ne m’ont jamais quittée :
Les cris déchirants de ceux qui imploraient la Vierge – « Ya Aadra » – étendus au sol, alors que nous étions bloqués en bas du bâtiment du centre de la CRL, incapables d’atteindre l’abri sous les bombardements.
Notre passage périlleux à Dora, au lendemain du début de la guerre d’« élimination ». Nous étions la seule voiture à zigzaguer sur une route défoncée, barrée par des barricades pour éviter les tirs.
L’embuscade de Nahr El-Kalb, où notre véhicule de la CRL s’est retrouvé piégé entre les groupes armés, sur une route minée. L’armée libanaise nous a sauvés in extremis.
Durant ces années de guerre, la CRL est devenue ma maison : j’y vivais jour et nuit avec une trentaines de personnes, tous unis par la même mission. Nous n’arrêtions jamais. Pour moi, c’était l’urgence sociale le jour, la visite des abris la nuit, les centres de loisirs pour les enfants privés d’école... et tant d’autres activités. Mais au-delà de ces actions, c’est le sens du devoir qui nous animait et qui nous poussait à dépasser nos limites.
La CRL a été une véritable école de vie qui a complété ma formation universitaire. Elle m’a appris à donner bien au-delà de ce que je croyais possible. Aujourd’hui encore, je suis fière d’avoir pu faire partie de cette aventure humaine, portée par une jeunesse prête à tout donner.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Les traces de la guerre sont omniprésentes, et cela me désole. Je les vois dans le comportement quotidien des gens : dans leur manière de conduire leur voiture, d’occuper l’espace public, de s’engager – ou de se désengager – dans la vie collective. Elles se manifestent aussi dans les relations humaines : dans les mariages précipités suivis de divorces fréquents, dans la perte des valeurs qui fondent nos relations, et dans un sectarisme toujours omniprésent.
La guerre est toujours présente dans le langage de nombreux hommes politiques, dans certains titres de journaux qui ravivent les divisions, et dans une société qui peine à panser ses blessures. La guerre n’a pas disparu, elle a simplement changé de visage, adoptant une forme plus insidieuse et plus hypocrite.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
Je gère mes sentiments de deux manières.
D’abord, dans le silence. Les randonnées en pleine nature sont mon refuge : elles apaisent mon esprit et m’aident à trouver un équilibre. Je trouve aussi du réconfort dans mes échanges avec mes amis proches, ces moments de partage qui permettent de donner du sens à ce que nous avons vécu.
Ensuite, à travers l’action. En tant que conseillère municipale, j’ai essayé, durant cette période, de prouver qu’il est possible d’œuvrer autrement pour sa ville : en respectant les lois, en privilégiant des projets qui construisent les individus, en encourageant les habitants à devenir des citoyens engagés et responsables. J’ai voulu montrer qu’on peut consacrer son énergie pour le bien commun, sans rien attendre en retour ni servir ses intérêts personnels. Mais cette expérience m’a aussi révélé l’ampleur du défi : reconstruire une ville passe d’abord par la reconstruction des personnes. Et c’est là, à mes yeux, l’une des traces les plus profondes laissées par la guerre.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
La guerre de 2006 a été un véritable ras-le-bol. Pour la première fois, je ne voulais plus vivre dans ce pays. J’avais perdu tout espoir. C’est en entendant le bombardement de Halate que j’ai pris conscience de l’impact profond que la guerre avait laissé en moi. Le choc et la peur m’ont littéralement paralysée : pendant trois jours, un mal de dos intense m’a clouée sur place. Je n’ai pas cherché à résister. J’ai fui à la montagne, refusant de revivre encore une fois l’horreur de la guerre. J’en avais assez.
La guerre de 2024, en revanche, je l’ai vécue différemment. Cette fois, je me suis impliquée dans la crise des déplacés. J’ai proposé un modèle de gestion des centres d’accueil qui a été adopté par la Chaire des déplacés de l’Université Saint-Joseph. Ce projet est toujours en cours, et nous travaillons activement à l'élaboration d'un modèle de gestion participative des centres pour anticiper d’éventuelles crises futures.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Il est rare que je raconte mes souvenirs de la guerre aux jeunes. Je le fais surtout lorsque je me retrouve avec mes amis de la Croix-Rouge Libanaise, car un lien indéfectible nous unit à travers ce que nous avions vécu.
Cependant, j’ai ressenti le besoin d’aborder cette période de notre histoire avec les nouvelles générations. J’ai ainsi organisé deux rencontres au Centre culturel municipal de Jbeil pour parler de la guerre :
La première avec Nayla El Hachem et Assaad Chaftary. Nayla, engagée d’abord à la Croix-Rouge Libanaise puis à la Croix-Rouge Internationale, avait écrit un livre sur son expérience. Chaftary ancien milicien, avait fait son mea culpa et était devenu un militant actif pour la paix et la réconciliation.
La seconde avec Régina Sneifer, auteure de J’ai déposé les armes, où elle raconte son parcours et son engagement passé au début du conflit.
Le but de ces rencontres était de permettre une prise de conscience collective, de construire un pont entre le passé et l’avenir. L’objectif était de susciter une réflexion critique chez les jeunes, qui, bien que n’ayant pas vécu le conflit, sont inévitablement influencés par ses conséquences. Il s’agissait de leur offrir l'opportunité de poser des questions, d'exprimer leurs préoccupations et leurs doutes, et surtout, de leur fournir des outils pour comprendre la guerre non seulement comme un événement historique, mais comme un héritage émotionnel et social qui façonne encore notre société.
En confrontant ces jeunes à des témoignages vécus, nous souhaitions qu’ils prennent conscience de la fragilité de la paix et de l’importance de la préserver, de la nourrir chaque jour. Le message central que nous avions voulu transmettre est simple : dans un conflit interne, il n’y a pas de vainqueur. Les divisions, les souffrances et les cicatrices sont partagées par tous.
Mais au-delà du récit et du devoir de mémoire, il est encore plus crucial d’engager un véritable processus de réconciliation et de réfléchir ensemble à comment refonder ce pays dans la diversité et le respect de l’autre.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Je garde espoir en nos ressources humaines. Individuellement, les Libanais sont brillants, ils réussissent partout à l’étranger. Je ne comprends pas pourquoi ils ne parviennent pas à réussir à construire un projet pour le Liban.
J’espère sincèrement que nous pourrons rompre avec ceux qui ont contribué à la guerre et aux crises successives, et que nous pourrons bâtir ensemble un Liban fondé sur le respect de sa diversité, un pays où les différences deviennent une richesse et non une source de division.
Le Liban doit retrouver son rôle de phare culturel et intellectuel dans la région, à l’image de l'époque glorieuse de la “Nahda”, un Liban, porteur de ce “message de liberté et de pluralisme”, tel que l’a si justement exprimé le Pape Jean-Paul II, un modèle de coexistence harmonieuse pour toute la région. Dans cette vision, le Liban ne sera pas seulement un symbole de paix, mais un exemple vivant de résilience et d'espoir, rayonnant au-delà de ses frontières et inspirant les nations voisines et le monde entier.
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