À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), Entre Amnistie et Amnésie est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Elie-Pierre Sabbag, architecte et auteur
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Avoir 20 ans en 75, c’est mal débuter sa jeunesse, c’est entrer dans la vie à reculons. C’est ranger les rêves au fond d’un tiroir, laisser tomber les aventures, les voyages, les surprises et les amours pour se concentrer sur le quotidien, et découvrir une nouvelle réalité avec (ou contre) laquelle on est obligé de se confronter. Cinquante ans plus tard, les rêves en cendres amassés au fond de ce tiroir, je n’ai rien oublié. Ni le sniper qui me vise un jour d’octobre, ni le canon d’une kalachnikov contre ma tempe un jour d’avril, ni ce milicien qui me disait que ma vie ne valait pas plus qu’une balle de sa mitraillette, ni le kidnapping un matin de novembre sous les poubelles fumantes de l’aéroport, ni les signes de victoire des uns ou les larmes des autres, ni l’effroi, ni la peur, encore moins le déni qui fait qu’on continue, vaille que vaille à rouler dans la ville, à défier le destin et les voitures piégées et les obus parce qu’à 20 ans on se croit invulnérable quand bien même j’ai tristement enterré des amis qui ne sont jamais revenus de derrière leurs tranchées, explosés, percutés de balles. Mais je ne me sentais pas appartenir à ces amis qui avaient troqué le jeans et le tee-shirt pour le treillis verdâtre et les pataugas couleur sable. Je ne me voyais sur aucun front, ni de droite ni de gauche, ni chrétien, ni islamo-progressiste. J’étais fondamentalement libanais. Mon devoir vis-à-vis d’eux et du reste du monde était de continuer à vivre dans un pays uni, j’en étais le soldat : « le soldat du devoir ». Traverser la ville au quotidien était un moyen de le prouver.
Cinquante ans plus tard, on se pose alors la question (j’avoue un peu inutile) qui aurais-je été s’il n’y avait pas eu le 13 avril 1975. Je suis celui que le 13 avril 1975 a façonné.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Je ne suis qu’une blessure ouverte qui se referme avec des remèdes de pacotille. Je suis aussi celui qui a su accepter, apprivoiser sa peur, mais je suis aussi celui qui a aimé dans l’urgence de la mort – vite, vite avant qu’il ne soit trop tard. J’ai aimé Beyrouth exsangue, ses rues transformées en forêts, les gravats, les graffitis, les immeubles éventrés, et les hommes hébétés et l’ivresse. Quelque part, j’avoue avoir aimé ce temps suspendu, nos vies lugubres, vestibules de la mort.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
L’écriture et le silence. Observer ce que nous sommes devenus, comment la guerre nous a transformé, a manipulé nos émotions, nos rêves.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Une extrême lassitude. Beaucoup de larmes… désolé que nous n’ayons pas avancé d’un iota. Faire le constat que rien n’a changé, pire que nous sommes devenus des charognes, insensibles.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
J’essaye autant que faire se peut de les mettre en garde contre cette déchéance dans la quelle nous nous complaisons. Dire que parce qu’il fait beau tout va bien ne nous mènera nulle part… dire que parce qu’il y a la mer tout va bien ne nous mènera nulle part… ce déni est la pire des choses pour les générations futures. Il faut leur raconter le sang, la mort, les rires de cette vie d’avant sans tomber dans une espèce béatitude amnésique.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Ce sont cinquante années noires, cinquante années d’une vie brûlée, ratée. Nous nous sommes laissés entraîner dans une vie qui n’aurait jamais dû être la nôtre, à tourner en rond, à nous admirer le nombril, à se méfier de l’autre, à le mépriser. Et rien ne me dit que les années qui viennent seront meilleures. Pour ma part, il est bien tard.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Bravo pour l’initiative.
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