À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), Entre Amnistie et Amnésieest une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Joseph Abou Rjeily, 52 ans, ingénieur.
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Je garde en mémoire les funérailles des jeunes de mon quartier, partis au front pour me défendre et n’en étant jamais revenus. Je me souviens de leurs mères vêtues de noir pendant des mois, parfois jusqu’à leur dernier souffle.
Je me rappelle aussi des réfugiés de Damour et du Chouf, arrivant dans mon quartier démunis et brisés, cherchant un refuge après avoir tout perdu.
Je n’oublierai jamais la vision d’Achrafieh en ruines en 1978 : après trois mois passés à l’abri, je suis sorti avec mon père pour découvrir une ville dévastée.
Je me remémore les combattants partis défendre Zahlé en 1981, sans jamais en revenir.
Et surtout, je pense à la famille de mon meilleur ami, qui comptait huit garçons et une fille, et qui, après la guerre, s’était réduite à deux garçons et une fille. Six jeunes hommes fauchés par le conflit.
Ces souvenirs, gravés en moi, ont façonné ma perception du monde, mon attachement à la sécurité et à la préservation de ceux que j’aime. Plus que jamais je m’attache à mon identité culturelle, à ce qui me constitue en tant que chrétien francophone.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Un profond sentiment d’insécurité me hante encore aujourd’hui. Je me souviens qu’à l’âge de trois ans, je priais avec mes parents pour que les Palestiniens ne viennent pas nous massacrer. Je me rappelle aussi des enfants de mon âge qui avaient fui Damour, arrivant dans mon entourage sans vêtements, après que leurs parents eurent été massacrés. J’avais une peur immense de subir le même sort. Ces souvenirs me poursuivent encore, et j’ai toujours cette crainte de revivre une telle expérience. Plus que tout, je veux à tout prix l’épargner à mes enfants.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
J’exprime et gère mes pensées liées à la guerre à travers l’écriture de mes expériences. Je publie des textes sur Medium et les partage avec mes amis.
J’ai également écrit un livre, Identités confessionnelles et nation libanaise, publié sur Amazon et vendu à plusieurs centaines d’exemplaires.
Lire et écrire sont mes moyens d’analyse et d’expression. Je ne suis pas neutre : j’ai une position politique claire, et je la défends par la plume.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Oui. Je déplore le sort des enfants qui subissent ces guerres inutiles et je me demande comment elles vont les façonner.
Pour ma part, j’ai tenu à épargner à mes enfants l’expérience des guerres de 2006 et 2024 en m’en éloignant.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Je ne les raconte pas. Je prépare mes enfants à quitter le pays pour poursuivre leurs études universitaires au Canada et y construire leur avenir.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Si les Libanais ne parviennent pas à converger vers une vision unifiée du pays, il n’y aura pas d’avenir pour le Liban. Un pays ne peut avoir qu’une seule identité, et non plusieurs. Je compte vivre pleinement mon identité culturelle et la défendre jusqu’au bout. Mon identité est celle de Michel Chiha, d'Alfred Naccache, de Charles Corm et d’Émile Eddé. Je n’y renoncerai jamais. Je la défendrai par la plume et le débat, mais jamais par les armes.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Je suis francophone et j’en suis fier. Cette langue n’est pas seulement un moyen de communication, mais une part essentielle de mon identité culturelle et intellectuelle. Mes enfants sont francophones eux aussi, et je veillerai à ce qu’ils en soient fiers. Rien ne pourra me faire renoncer à cette appartenance, car elle est le socle de mes valeurs, de ma pensée et de ma vision du monde.
Mon ouverture à l’Occident et à la France n’est pas un choix opportuniste, mais une conviction profonde, ancrée dans mon éducation et mon héritage culturel. La richesse de la langue française m’a permis d’accéder aux idéaux universels de liberté, de justice et de dignité humaine. J’ai puisé mes valeurs dans les écrits de Voltaire, Hugo et Baudelaire, dont les œuvres ont façonné ma réflexion et nourri mon engagement intellectuel. À travers eux, j’ai appris l’importance de la pensée critique, de l’indépendance d’esprit et de la défense des droits fondamentaux.
Je défendrai ces valeurs par la plume, avec la même ferveur que ceux qui m’ont précédé, et je les transmettrai à mes enfants pour qu’ils puissent, à leur tour, porter haut l’étendard de la culture francophone et des principes qui en découlent. Loin d’être un simple attachement linguistique, il s’agit d’un choix de civilisation, d’un engagement en faveur d’un monde où l’éducation, la raison et la liberté demeurent les piliers de toute société éclairée.
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