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 Entre Amnistie et Amnésie : Marie-Josée Rizkallah

27/02/2025



 À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.


Témoignage de Marie-Josée Rizkallah, 43 ans, poète, écrivain, artiste-peintre.

 

 

En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l’esprit ? Qu’ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?

Il est clair que les souvenirs d’une guerre ne s’effacent jamais vraiment de la mémoire de ceux qui l’ont connue ; que serait-ce alors si on en a vécu plus d’une guerre. Je suis venue au monde en plein cœur d’une invasion israélienne sur Beyrouth ; la peur rongeait tant ma mère qu’elle en contracta la jaunisse, forçant son corps à me donner naissance avant l’heure, au sixième mois. C’est un des premiers impacts de la guerre que j’ai subie sans même m’en rendre compte, ni être à même de m’en souvenir, bien évidemment. Dès que l’on évoque la guerre au Liban, il revient à ma mémoire instantanément deux images qui m’ont profondément marquée, parmi de nombreuses autres bien sûr, mais ce sont vraiment les toutes premières qui me viennent toujours à l’esprit. Nous devions fuir le Liban pour rejoindre Chypre puis la France, mais ce jour-là, les obus tombaient à une telle fréquence sur le port de Jounieh qu’on a dû prendre le bateau depuis le port de Jbeil. Sauf que le gros navire était en pleine mer, et que nous avions dû le rejoindre par de petits bateaux de pêches. Les mines hâves des gens qui m’entouraient, l’angoisse et la terreur qui prévalaient lorsque les grands malabars nous prenaient un à un pour nous transférer vers la grande embarcation, en plus de la vue des grands et des petits en pleurs une fois arrivés à bord, sont des images que je n’oublierai jamais de toute ma vie. La deuxième image faisait partie de mon quotidien : voir mon père quitter la maison chaque jour pour aller à l’hôpital qu’il gérait à Beyrouth, malgré les bombes, les dangers, les kidnappings, les meurtres, la jungle qui régnait … et lui qui nous rassurait qu’il avait une sorte de laisser-passer sur tous les barrages et qu’on ne lui ferait jamais de mal, ce qui fut heureusement le cas. Mais chaque jour, cette séparation me stressait, et la gamine de 8 ans imaginait tous les scénarios horribles possibles qui pouvaient lui arriver, et attendait impatiemment le retour de son papa chaque après-midi.

 

La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui? Si oui, lesquelles ?

"Je n’aime pas les guerres, elles font trop de bruit."

Petite, la lecture était mon passe-temps préféré, et le seul d’ailleurs qui pouvait m’emmener là où je le voulais pendant les moments d’insécurité où l’on devait rester tout le temps chez soi. J’étais alors tombée un jour sur cette citation de Nadia Tueni qui met l'accent sur le caractère pluriel des conflits et sur leur impact sonore et destructeur. A l’époque, je ne savais pas vraiment pourquoi cette phrase toute simple traduisait quelque chose que j’étais inapte à exprimer. Plus tard, j’avais bien compris que c’était justement le bruit de la guerre auquel je ne pouvais échapper qui me terrorisait.  En plein cœur des évènements de 89-90, moi qui aie une forte mémoire visuelle, je me cachais toujours les yeux pendant le journal de 20h pour ne pas subir les horreurs qui défilaient à l’écran ; mais il me restait les sons, les cris, les pleurs, les explosions, les tirs, les récits... Les images de guerre, j’en ai épargné mon regard, mais j’en ai perçu toute la violence à travers le bruit, et étrangement aussi les silences … des souvenirs qui résonnent encore jusqu’à aujourd’hui.

Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?

Contrairement aux bruits, la trace indélébile que la guerre a laissée dans ma vie, mais qui s’est avérée bénéfique et salutaire, c’est qu’elle a révélé la poétesse et l’écrivain qui sommeillaient en moi. J’ai commencé à écrire à 11 ans, à me libérer de toute l’obscurité qui me rongeait en la transposant dans la noirceur de l’encre dont j’ai découvert l’éloquence et le pouvoir salvateur. Et c’est là que je me suis recrée une patrie immaculée, qui avait 21 par 27 cm de superficie au lieu des 10450 km² détruits et affaiblis, pour compenser les ténèbres dans lesquelles macérait mon Liban que je chérissais par-dessus tout. C’est là que les lettres et les mots qui prenaient forme grâce à l’encre noire, et devenaient tout d’un coup lumineux et sonores. Un premier recueil à 15 ans, puis un autre à 18 ans, suivi d’un troisième à 28 ans, et entretemps, j’ai découvert qu’à travers des billets dans la presse écrite puis sur la toile, je pouvais exorciser ce bruit néfaste de la guerre. Ainsi j’ai pu guérir ces maux par les mots, inaudibles mais puissants, en appelant à la protection de notre identité, de nos constantes nationales, de notre honorable armée, de notre culture et de notre patrimoine.


Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?

Après 16 années durant lesquelles les canons s’étaient tus mais qu’une autre forme de guerre hantait notre quotidien avec l’hégémonie syrienne et nos voix étouffées jusqu’en 2005, je ne voulais pas me contenter d’être réactive à la guerre de 2006, mais plutôt pro-active. Il fallait contribuer activement à ma petite échelle, avec le peu que je puisse faire, pour transcender les bruits de la guerre que l’on subissait encore une fois malgré nous.  J’ai eu l’occasion, avec une équipe d’amis, d’horizons différents, de créer une plateforme où l’on avait réussi à mettre en place le premier flux d’informations en français à l’époque, pour répondre au besoin pressant d’informer ceux qui ne pouvaient pas lire les nouvelles en arabes. Le média citoyen libanais francophone est ainsi né en 2006, Libnanews, une tribune libre qui avait même accueilli l’interview du deuxième objecteur de conscience dans l’armée ennemie, refusant l’absurdité d’aller en guerre contre le Liban. Par contre, 18 ans plus tard, en 2024, mon souci majeur était de ne pas faire vivre à mes enfants ce que j’avais moi-même vécu, et j’ai tout fait pour que mon fils de 4 ans – qui entendait « les méchants feux d’artifices quand le ciel est bleu » (selon ses dires) – ne garde pas en tête les horreurs d’une guerre que l’on a subie, une énième fois, malgré nous.

 

Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?

Le seul message que je voudrais transmettre aux jeunes, et même aux moins jeunes, qui n’ont toujours pas su tirer les leçons de toutes les calamités qui nous sont tombées sur la tête :
Ceux qui ont détruit, ne peuvent jamais construire ni participer à la reconstruction du Liban. Arrêtons de suivre bêtement des partis confessionnels aux idéologies passéistes, arrêtons de justifier l’injustifiable, arrêtons d’amnistier nos bourreaux, arrêtons d’être les moutons qui se réfugient autour du berger, qui sera le premier à les mener à l’abattoir et vendre et leur chair et leur peau.

Toute la classe politique est complice et coupable d’avoir mené le pays dans les guerres des autres sur notre territoire, pour servir leurs propres intérêts. En plus des guerres, elle fait vivre les Libanais dans des conditions plus que tiersmondistes. Elle a volé tous nos avoirs dans les banques et s’est servi sans scrupules dans les caisses de l’Etat jusqu’à les vider. Réveillons-nous, le temps n’est pas à une révolution folklorique, mais à l’insurrection contre le système hérité pour mériter un pays et un état où l’on a le droit de vivre en citoyens et citoyennes de ce monde.

 

Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?

Depuis ce fameux 13 avril 1975, c’est bel et bien le chaos qui prédomine et continue de prévaloir au pays des cèdres. Des trahisons, des lâchetés, de l’injustice, des sacrifices perdus, des martyrs, 17000 portés disparus, des marchés conclus, des retournements de vestes, l’exode d’un peuple, la destruction d’un patrimoine, d’une culture, mais surtout d’une mémoire… une mémoire courte, des projets à court terme, des rêves court-circuités, un peuple à court d’argent, et l’espoir qui court et qui fuit au point de disparaitre, afin de laisser libre cours à un désespoir baignant dans une corruption et un défaitisme indicibles. Un triste champ lexical qui a scandé les 15 ans de guerre fratricide et les 15 ans d’hégémonie acide, et qui monte en puissance au lieu de se résorber. Et de ce chaos une voix me dit : « Souris et sois heureuse, car cela pourrait être pire ». Et je souris, et je fus heureuse, et ce fut pire … mais je continuerais à sourire malgré le pire, j’ai choisi de rester dans ce pays, de défendre et de conserver son identité culturelle et son patrimoine, et je n’arrêterai jamais de faire ma part des choses, en attendant que cela soit moins pire …


Voudriez-vous ajouter quelque chose ?

Je m’arrête là, j’ai presque tout dit …

 

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