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Entre Amnistie et Amnésie : Rabiha Marzouk Adly

20/02/2025


À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.

 

Témoignage de Rabiha Marzouk Adly, Principale de collège à l'Education Nationale en France pendant quinze ans


Parler de la guerre civile : De quelle guerre s'agit-il ? Quel épisode de la série évoquons-nous ? Pour ceux qui n'ont jamais quitté Beyrouth depuis 1975, et jusqu'en 2024, les guerres se conjuguent au singulier, il n'y en a qu'une, malgré plusieurs "rounds", c'est toujours la même chose... "t3wadna" : on s'est habitué!

En 1975, nous vivions dans un quartier dangereux, sur la ligne de démarcation à Beyrouth séparée en Est et Ouest. Cela ne m’a pas empêchée, jusqu'en 1987 quand je suis partie pour la France, de parcourir MA Beyrouth sans crainte, portée par des idéaux modernes sur la liberté et le rôle des femmes, fière de mon courage à circuler entre les bombes, dans ma Renault 5 rouge.

L'autre Beyrouth, je ne la connais pas vraiment ! J'ai passé mon bac à Achrafieh en 1972, mais je n'ai pas eu l'occasion de découvrir le quartier. C'était mon père qui m'y a emmenée avec Kamal, le fils des voisins de l'usine de mon père. Les parents du jeune homme, des maronites de Haret Hreik, étaient très gentils, le père étant l'ami du mien et comme il n'avait pas de voiture, il était naturel que mon père emmène Kamal avec moi, nous étions affectés dans le même centre d'examen.

En 1977, au désespoir de mon père, « Abou Kamal » quitta la banlieue sud où il était né, la peur a poussé ces voisins à vendre leur maison et à fuir vers la montagne d'où était originaire la mère.

Dans ma famille beyrouthine sunnite, nous avions une grande estime pour les chrétiens. Ma grand-mère répétait souvent :"Une ville sans Nssara (chrétiens) c'est une ville perdue (khsara) Elle évoquait avec nostalgie le bon vieux temps à Ras Beyrouth, où les communautés vivaient en harmonie, partageant les recettes de cuisine et les plats, célébrant les fêtes sans façons, naturellement, respectueusement.


La guerre de 1975 nous semblait une agitation passagère, mais les bombardements ont perduré. Nous avons commencé à manquer de tout, ma mère a fabriqué un four avec un tonneau en fer, elle l'avait installé sur le balcon, elle en était si fière qu'elle cuisait le pain tous les jours malgré les bombardements, d'ailleurs, il fallait nourir la grande famille.

Dans la journée, quelques jeunes voisins s'amusaient à jouer aux cartes et puis, tout le monde s'y était mis même les parents. Les femmes ont commencé à tricoter, à créer des pulls avec des motifs et à rivaliser d'inventivité et de dextérité. Nous riions souvent, comptant les bombes et devinant leur taille selon les explosions. C'était un concours futile entre voisins.

Des années sans électricité, il fallait bien inventer, user des astuces des bricoleurs pour s'éclairer. L'eau sans pression suffisante n'arrivait pas à « monter » à l'étage. Qu'à cela ne tienne, on transportait l'eau de l'arrivée principale du rez de chaussée dans de gros récipients jusqu'au 3ème étage, et puis, au grenier pour remplir le grand réservoir afin de faire couler l'eau dans les robinets. Le réfrigérateur, c'était le balcon...la machine à laver, les bras de ma mère et ceux de ma grand mère.

En repensant à cette période, je m'interroge sur notre capacité à survivre, à ne pas déprimer, à garder espoir. Était-ce l'éducation, l'amour, la foi des anciens ? Mais comment gérer tout cela après? C'est là qu'interviennent la résilience, la confiance et l'espoir.
Nous ne savions pas que c'était impossible, alors nous l'avons fait.

Les guerres d'Israël sont une tout autre affaire, c'est une question existentielle.
En 1982, nous sommes restés à Beyrouth, accueillis par une cousine dans un quartier encore plus à l'ouest dans la rue Verdun. Le bien auquel je tenais le plus, c'était le premier tome de l'Encyclopédie Larousse que j'avais reçu début juin 1982. J'avais réservé à la librairie Antoine mon exemplaire pour les dix tomes ; il était hors de question que je le lâche quelque part. Je transportais partout le pavé volumineux, à la surprise de tous !


Là, nous avons connu une autre forme de peur, un sentiment d'impuissance, d'abandon, de solitude Beyrouth s'était vidée de ses habitants.
Rester dans une ville fantôme, assiégée de tous les côtés, était une décision héroïque. "Nous ne voulons pas connaître le sort des Palestiniens", affirmait ma grand-mère de 75 ans, "il vaut mieux mourir à Beyrouth, chez nous."

Je n'ai pas connu la guerre de 2006 mais la guerre de 2024 m’a profondément affectée, ravivant la terreur de l'été 1982. Bien que loin, j'ai ressenti l'amertume, l'injustice, l'enfermement, le désespoir décuplés cette fois-ci et surtout la crainte de la disparition de « mon Liban ».

Nous sommes un peuple résilient, nous avons prouvé, lors de cette dernière guerre, (la plus meurtrière) que nous méritions de vivre dignement.
Nous avons déjà trop perdu. Il est temps d'espérer. Chaque Libanais a sa vision du pays, mais personne ne peut revendiquer le monopole de la libanité. Il est temps que toutes les communautés de ce pays unique, par sa nature, par la joie de vivre de son peuple, par la diversité de ses cultures, comprennent qu'aucune d'entre elles ne peut s'accaparer le pouvoir.

Il y a encore de l'espoir…
Construisez – nous une patrie, un "nouveau Liban" et non pas « Loubnan El jadid" le restaurant de Ziad Rahbani.
Faites-le pour nous, les anciens-jeunes qui rêvent, depuis 50 ans, d'un État juste et prospère. Faites-le avant que les générations qui ont connu le vieux Liban ne disparaissent et que le monde oublie pour toujours la Suisse du Moyen Orient.

 

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