À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Dr Samiya Abi Jaoude, 38 ans, Neurochirurgienne, histoire de la médecine
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Je suis née 4 ans avant la prétendue fin de la guerre. Notre abri était l’appartement au rez-de-chaussée de notre petite maison de 2 étages. Le prêtre qui habitait juste en face venait souvent passer l’après-midi. Mon seul souvenir d’enfance est Abouna Philippe, de dos, en contre-jour, sur notre terrasse. Des boules de terre, soulevées par un probable obus, pleuvaient autour de lui. La scène n’a pas de son. Puis je me souviens des voisins qui courent en portant leur fille pour venir se réfugier chez nous. Je ne sais pas si c’est un vrai souvenir. Ni si c’est un seul souvenir ou deux que j’ai mélangé….
Mon enfance n’existe pas dans ma mémoire. Je n’ai pas de souvenirs à part cette vision apocalyptique du prêtre. Je ne me souviens pas de ma mère enceinte ni de la naissance de ma petite sœur. Je ne me souviens pas de la fin de la guerre ni du début des années 1990. Je ne me souviens pas quand est-ce que j’ai vu Beyrouth pour la première fois.
J’ai passé la fin de mon adolescence et le début de ma vingtaine à essayer, compulsivement, de combler ce vide. Beyrouth, Ashrafieh, la ligne verte, les bâtiments éventrés… me fascinaient. Je dévorais films, documentaires, livres et journaux. Je pense que je n’ai manqué aucun post de la page Facebook “La guerre du Liban au jour le jour” de Georges Boustany depuis sa création en 2015. Cette obsession a probablement nourri ma fascination pour l’histoire.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Je suis une adulte sans enfance et sans illusions, qui habite dans un autre pays qui m’a adoptée et qui m’a offert ce que mon Liban n’a pas voulu me donner. La guerre civile a façonné ce Liban d’après-guerre qui ne cesse de basculer entre espoirs, illusions, désillusions, guerres… Ce Liban que j’aime profondément mais où je ne saurais plus vivre. Je ne sais plus tout lui donner pour ne jamais rien recevoir.
Par contre, je continue mes obsessions-compulsions à vouloir accumuler tout ce qui est libanais et beau. C’est mon paradoxe.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
Je n’ai jamais déballé mon rapport à La Guerre Civile. Je me limite à dévorer les images et les mots qui s’y rapportent : livres, films, documentaires, affiches… mais sans les garder ou les collectionner. Je suis devenue neurochirurgienne et récemment diplômée en histoire de la médecine. C’est à travers la loupe de l’histoire de la médecine que j’ai abordé les impacts des guerres et des conflits armés sur les populations et paradoxalement sur le développement de la médecine. J’éprouve le besoin de disséquer les conséquences à défaut de comprendre les causes.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Je n’ai pas vécu les guerres de 2006 et de 2024 de la même façon.
En 2006, j’étais jeune étudiante en médecine au Liban. J’ai vu ressurgir chez mes parents les réflexes de survie de la guerre civile alors que paradoxalement, des villes en montagne ont éclos et connu un boost incroyable. J’hallucinais de voir d’un coup les restaurants et bars ouverts à Broumana et les “spectateurs” s’installer sur leurs balcons pour regarder les bombardements pleuvoir sur Beyrouth. J’en ai éprouvé un profond dégoût.
Je me suis retrouvée désemparée face à la dernière guerre de 2024. J’ai été incapable de suivre le déroulement sur les réseaux sociaux. Je me sentais lâche d’être en sécurité en France pendant que la violence se déchainait sur le Liban. J’étais terrifiée de ne plus retrouver de Liban à la fin. Je me suis rendue compte que malgré mon éloignement, ma carapace n’est pas aussi dure que je ne le pensais.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Comment leur dire que je n’ai pas d’enfance ? Que mes parents n’ont jamais connu la paix, vraie, réelle, prospère ? Comment avouer que j’ai fini par abandonner le combat pout un pays hypothétique et partir? Comment raconter l’absence d’histoire commune ? L’éternel retour de conflits parmi les nôtres ?
Je leur rappellerai l’absurdité de la guerre avec ces mots d’Anouilh : “Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient le contraire - même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris.”
Les seuls moyens d’échapper à ce sort sordide est un vrai travail de mémoire et une écriture d’une histoire unique dans le cadre d’un pays laïc de droit.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Il y a quelques mois j’avais la terreur de voir disparaitre le Liban que je n’ai fait qu’entrevoir. Depuis quelques semaines, une petite lueur d’espoir semble renaitre. Je n’ose pas encore trop m’y accrocher. Je rêve d’une reconstruction lente mais honnête, sans hypocrisie, loin du communautarisme et du clientélisme.
La médecine libanaise a toujours été l’un des grands atouts de notre pays. Les dernières années ont pesé lourdement sur le secteur : une fuite de cerveaux, un manque de matériel, une formation inégale, des opportunités manquées… Je participe activement à plusieurs initiatives de mentorat pour accompagner des étudiants et étudiantes en médecine qui souhaitent s’engager dans un résidanat de chirurgie. Mon rêve serait de fédérer les jeunes neurochirurgiens libanais dans un réseau d’entraide et de croissance pour offrir un accès bien équilibré à notre spécialité sur le territoire.
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