À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Antoine Daher, 70 ans, médecin
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Je n’étais pas au Liban pendant les années de la guerre civile, pour cause d’études à l’Étranger. J’ai ainsi vécu cette longue guerre à distance, via les journaux, les télévisions d’Europe et les coups de fil quand le téléphone pouvait fonctionner. Et j’ai également vécu les intermèdes entre deux épisodes guerriers quand les combats s’arrêtaient et que je pouvais me rendre au pays où j’avais à chaque fois du mal à croire qu’il a eu vraiment un affrontement sanglant entre les communautés et les régions. Si ce n’était les traces bien visibles des bombardements destructifs et le noir porté partout par des mères endeuillées, j’aurais tendance à croire plutôt à une guerre fictive, moi le chrétien du Akkar me promenant sans crainte dans toutes les régions sunnites, chiites ou druzes sans me poser de question. Étais-je naïf et insouciant ?
J’ai toujours eu ce souvenir très contrasté : d’un côté les récits de mon village, Kobayat, encerclé et attaqué par les autres. Et de l’autre côté, ces mêmes « autres » qui m’accueillaient sans aucun problème quand je rentrais au pays et me rendais chez eux. Ces mêmes « autres » qui, à Bruxelles » étaient mes meilleurs copains.
Depuis, je n’arrête pas de me dire que cette guerre qui en était bien une, et qui n’avait rien de fictif, n’avait en fait aucune vraie raison d’être. Maintenant, et à distance, je me sens encore plus convaincu de l’inutilité de la guerre, de sa stupidité et de sa cruauté. Les armes ne peuvent rien régler. Pire, elles fabriquent stress, haine et mort à grande échelle, alors que nous sommes faits pour la joie, l’amour et la vie.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Je pense à tous ceux que la guerre a marqués avec des cicatrices indélébiles dans leurs corps, leurs âmes ou leurs vies. Ce ne fut pas mon cas, j’ai eu de la chance. Il n’empêche, cette guerre ne m’a pas épargné. D’abord par son absurdité : tout le monde est sorti perdant. Et puis par son côté adolescent et aventurier : on nous dit de tirer sur l’autre, on tire, on nous raconte que l’autre est le mal absolu, on croit… Ma rébellion contre les porteurs de fusils qui, dans tous les camps, se sont emparé du quotidien des gens avant de s’emparer des gouvernements successifs qui ont conduit le pays au gouffre actuel, cette antipathie m’a ouvert la voie à sympathiser avec tous ceux qui croient en la diversité du pays et de ses gens comme étant une valeur culturelle et une spécificité libanaise à défendre.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
Une guerre qu’on aurait pu facilement éviter, c’est que je n’arrête pas de me répéter. Et j’en veux énormément aux responsables qui n’ont pas pu penser plus loin que leur propre arrogance. Quelle amertume d’avoir détruit le si beau pays des années 60 et 70 !
Reconstruire est encore plus dur que construire. Mais n’est-ce pas inscrit dans les gênes de Beyrouth qui, nous dit-on, fut détruit et reconstruit sept fois ; et dans l’âme de notre phœnix national qui renaît toujours de ses cendres ?
Reconstruire d’abord le tissu déchiqueté, rapprocher les uns des autres, travailler sur les innombrables dénominateurs communs qui unissent ces uns et ces autres, la cuisine, les chants, la musique, la littérature, la peinture, les us et coutumes… Travailler encore sur les spécificités des uns qui les distinguent des autres et qui font de notre pays une si belle mosaïque riche et diversifiée, etc… En quelque sorte, travailler sur la culture qui a été la vraie grande victime de la guerre. Et également redécouvrir la nature et l’environnement qui fédèrent tous les Libanais. Le cèdre du Akkar est le même que celui de Bécharré ou du Chouf. Et il n’y a pas dans la nature de chêne maronite ni de platane sunnite. Et la pollution n’est ni chiite ni orthodoxe.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
À la différence de 1975, 2006 et 2024 furent des guerres avec l’envahisseur. Bien que la dernière guerre aurait également pu être évitée, elle nous a bien montré que les réflexes de la guerre civile ont bien été enterrés en dépit de quelques réactions ci et là rappelant la haine, mais qui sont restés bien minoritaires. Les Libanais de tout bord ont surpassé leurs clivages politiques et confessionnels pour se comporter humainement. En ce sens la société libanaise a bien mûri. Un car de Ayn el-Remmaneh ne peut plus maintenant nous conduire à nous entretuer.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Le Liban n’a aucune raison d’être comme pays uniforme, plat et monocolore. Son histoire nous le dit. Sa nature aussi, où la biodiversité est la plus importante au monde. Sa géologie si riche. Ses saisons, sa météo… Défendre la diversité libanaise est ce message à transmettre. Un Liban pluriel et qui produit culture et art de vivre.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Rappelons-nous, revenons à l’Histoire depuis les Phéniciens jusqu’à nos jours : nous n’avons jamais excellé comme chefs de guerre, mais plutôt comme communicateurs, commerçants, alphabétistes, écrivains, pacifistes, médecins, poètes, fabricants, professeurs, créateurs, etc… Et c’est là que réside le rôle que le Liban devrait jouer dans la région et dans le monde : un pays bouillon de culture et de pratiques pacifistes.
7. Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Il faudra se souvenir toujours de ce qu’a dit Gibran dans Al Mawakeb, chanté par notre grande Fayrouz : « Donne-moi la flûte et chante, le chant est le secret de l’existence ». Le chant comme art, comme création. La flute, oui, et non point le fusil.
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