À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), Entre Amnistie et Amnésie est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile.
Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de : Georges Boustany, 56 ans, chef d’entreprise, auteur, archiviste
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Mon vécu personnel de la guerre du Liban pourrait être décrit comme un flirt permanent avec la mort. Qu’il s’agisse d’une rue à traverser sous le feu d’un sniper, de chutes d’obus inopinées, de rationnement de denrées de base ou d’eau, d’angoisse quotidienne, de veillées dans des abris insalubres à la lumière des bougies, d’évacuations des écoles à cause de flambées de violence, de traversées entre les obus pour sortir du pays dans les moments paroxystiques, nous avons passé 15 ans à flirter avec la mort. Mais avec une nuance en ce qui me concerne : il y avait presque de l’amusement, en tout cas de l’excitation à vivre des moments dont on savait qu’ils étaient surréalistes. J’avais 7 ans au début de la guerre et 22 ans à la fin, et je crois qu’à aucun moment je n’ai vraiment pensé que ma dernière heure était venue, sans doute un mécanisme de défense.
Un des moments les plus impressionnants que j’ai vécus durant cette guerre concerne d’ailleurs le fondateur de l’Agenda culturel, Emile Nasr, un très grand ami à ma famille. Nous étions réfugiés à l’hôtel Al-Bustan, à Beit Mery, alors que la « guerre des cent jours » de l’été 1978 faisait rage entre les Syriens et les Forces Libanaises. J’avais dix ans, et avais pris l’habitude de jouer dans le jardin de l’hôtel tous les matins avec mon petit frère. Ce dimanche-là, nous étions invités à déjeuner chez les Nasr qui habitaient juste en face : nous avons donc dû renoncer aux jeux dans le jardin. Quelques minutes après notre départ, une pluie d’obus a dévasté l’hôtel et le jardin. Un journal a même titré : « Ces pins qu’on abat » avec une photo effroyable des magnifiques pins parasols de l’hôtel, décapités. L’hôtel était également dévasté. Ce jour-là, Emile Nasr nous a sauvé la vie ! Deux fois, d’ailleurs : la première en nous invitant à déjeuner, la seconde en nous donnant l’idée d’aller nous réfugier à Dhour Choueir, dans la zone d’occupation syrienne, dans un couvent de religieuses qu’il connaissait. Telle fut la guerre du Liban pour moi, un jeu de chat et de souris qui aurait pu à tout moment tourner au tragique. Après ces 15 ans, évidemment, on ne prend plus rien au sérieux. Et même si l’on sursaute au moindre claquement de porte, on en sort presque anesthésié et prêt à affronter toutes les contrariétés avec le regard d’un batracien. Ce qui explique, peut-être, la passivité d’un peuple habitué au pire. Mais ceci est une autre histoire…
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Pour ceux qui, comme moi, ont vécu leur jeunesse durant la guerre, il y a un mélange – que j’imagine incompréhensible pour les autres – de nostalgie et de sensations fortes. En ce qui me concerne, j’ai lancé en 2015, pour les 40 ans du 13 avril 1975 (déclenchement de la guerre) la page Facebook « la guerre du Liban au jour le jour » où je publie, jour après jour, le résumé et les archives de chaque journée 40 ans en arrière. La page est suivie par 35.000 lecteurs, c’est dire les attentes de plusieurs générations sur un tel travail de mémoire. Alors évidemment, je revis la guerre au jour le jour depuis 2015 et cela fait du bien à deux niveaux : je comprends mieux ce qui me paraissait obscur à dix ans, et je revis ma jeunesse en quelque sorte.
Cette année, je suis en 1985, et je réalise plus que jamais que tout notre quotidien actuel a été façonné par la guerre. On ne peut pas comprendre les enjeux de 2025 sans revenir à cette époque fondatrice. Qu’il s’agisse de la région, du Liban ou des Libanais, nous sommes tous prisonniers d’un décor et d’acteurs mis en place durant ces quinze ans de guerre. Nous le sommes à tel point que ce n’est pas sans un certain pincement au cœur que nous traversons, encore aujourd’hui, les anciennes « lignes de démarcation » : comme un membre amputé, elles continuent à nous faire mal même si elles n’existent plus. Sans doute parce qu’elles n’existent plus physiquement seulement : en l’absence de travail de mémoire et de réconciliation (le grand péché de la loi d’amnistie d’août 1991), les lignes de démarcation sont toujours présentes dans les esprits. Pire : elles se transmettent aux générations qui n’ont pas connu ces années sombres.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
Durant la guerre, je faisais un travail d’archivage qui me permettait probablement de domestiquer ou en tout cas d’apprivoiser ce monstre qui pouvait me dévorer à n’importe quel moment : j’écrivais mon journal intime quotidiennement, je découpais et collais dans des cahiers d’écolier des photos – parfois atroces - et des articles de journaux, j’enregistrais les bruits des bombardements, je filmais le quotidien des Libanais sous les bombes. Il me semblait être investi d’une mission de transmission aux générations suivantes : c’est un peu cette mission que j’ai reprise en 2015, à 47 ans. J’ai aussi collectionné les photos de la guerre à partir de cette date : on peut dire que j’ai consacré ma vie à cette guerre, à laquelle, par la force des choses, je pense quotidiennement. Mon esprit tente probablement, depuis maintenant un demi-siècle, de ne pas se laisser submerger par l’horreur de ce que nous avons vécu en transformant ce drame en jeu.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Le moins qu’on puisse dire est que nous étions préparés à l’horreur des guerres de 2006 et de 2024, en ce sens que nous avions déjà vu tout cela et avions déjà fait notre « baptême du feu ». Mais là où cela a fait mal, vraiment mal, à part le fait d’avoir le sentiment atroce de revenir à la case départ après tant d’espoirs de vivre une vie normale, c’est que j’avais de jeunes enfants durant ces deux conflits. J’ai retrouvé, à travers eux, ce mélange hallucinant d’amusement et de peur qui accompagne les bombardements. Comme moi à leur âge, ils ont sursauté durant les nuits de violence, entendu les avions et les explosions, regardé avec fascination les champignons de fumée au-dessus de la banlieue-sud. Comme moi, ils ont dû imaginer avec horreur – la même horreur et la même fascination qui nous saisissait quand nous apercevions un cadavre au bord de la route - les souffrances des victimes de ces bombardements. Je n’ai plus rien à leur raconter : ils ont maintenant l’expérience de la guerre que je n’espérais leur transmettre qu’avec mes récits.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
C’est un travail que j’effectue quotidiennement à travers ma page sur la guerre et je me réjouis de voir que les jeunes générations s’intéressent beaucoup à la guerre, sans doute parce que cela concerne l’enfance de leurs parents ou même désormais de leurs grands-parents. Les messages que je véhicule sur ma page peuvent se résumer comme suit :
- d’abord, comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là aujourd’hui, parce que sans travail de mémoire, nous allons continuer à nous débattre dans des sables mouvants.
- identifier les coupables de cet état de fait, et surtout ces seigneurs de la guerre que nous continuons à suivre aveuglément et qui jouent sur nos divisions pour s’enrichir et renforcer leur contrôle sur tous les rouages des institutions.
- en tirer les conclusions qui s’imposent : la nécessité d’écrire l’histoire de la guerre et, au-delà, du pays depuis son indépendance (livre d’histoire unifié). Lutter contre le communautarisme. Identifier les fausses divisions qui font de vrais conflits. Voter pour les bonnes personnes. Militer pour un État laïc, sortir des carcans religieux. Etc.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Il y a six mois, j’aurais répondu à ces questions de la manière suivante : c’est trop tard pour moi, mais j’espère laisser, avant de partir, un message qui pourrait être entendu (voir ma réponse précédente). Aujourd’hui, la donne a changé – c’est du reste une particularité de la vie dans ce pays, que tout peut se retourner d’un seul coup. Les espoirs suscités par les derniers événements, en tête desquels figure l’ascension du couple de l’exécutif, sont immenses. Un peu trop, je le crains : durant ce demi-siècle, nous en avons connu, des espoirs et des déceptions. Mais nous espérons quand même. Mon rôle sera de poursuivre mon travail de mémoire, pour alerter, prévenir, avertir. Pour susciter aussi le processus de naissance de la nation libanaise. Je n’ai pas d’autre ambition que celle d’être un semeur de graines, en espérant que certaines trouveront un terreau fertile pour changer les choses.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Quelle que soit l’intensité de la nuit, il faut tenir jusqu’à l’aube. Je suis sûr qu’un jour, la nation libanaise aura le pouvoir. Ce jour-là, elle sera indestructible. En attendant, chacun de nous doit travailler, dans son coin, à cet objectif. Ceci passe par la transmission aux jeunes générations, non seulement de ces souvenirs douloureux, mais de nos points communs, à nous autres Libanais quelle que soit notre communauté, qui font que nous sommes différents des autres peuples de la région. Ce n’est qu’une fois ce travail accompli que nous pourrons nous féliciter d’habiter un des plus beaux pays du monde. Beau par sa nature, par sa diversité, par son ouverture à tous, mais beau aussi par ce qu’il représente. Nous en revenons au pays-message du pape Jean-Paul II. Si nous avons un rôle plus grand que nous à jouer dans ce monde, c’est bien celui-ci.
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