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Entre Amnistie et Amnésie : Elizabeth Suzanne Kassab

09/02/2025


À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.


Témoignage de Elizabeth Suzanne Kassab, Professeure de philosophie et de pensée arabe contemporaine

 

J’ai passé la première moitié de la guerre au Liban. J’étais en classe de première quand elle a commencé. Durant la seconde moitié j’étais en Suisse pour mon doctorat et après en Allemagne pour mon post-doc. Je crois que c’est la seconde moitié qui m’a été le plus dur. S’inquiéter de loin fut insupportable, à une époque où il n’y avait encore ni internet ni téléphone portable. Tous mes proches étaient restés au pays et donc mon quotidien consistait à suivre les nouvelles sans arrêt, toujours dans l’espoir d’obtenir plus de précision sur ce qui se passait, par exemple pour savoir où avait au juste explosé une voiture ce jour-là, pour essayer de mesurer les probabilités de risques pour mes proches… Essayer sans cesse d’appeler Beyrouth pour se rassurer… Se sentir coupable d’être à l’abri pendant que les êtres les plus chers à soi vivaient l’enfer d’une guerre totale et interminable. Ce fut, je sais, le vécu de beaucoup de libanaises et libanais à l’extérieur du pays durant la guerre. Et puis, il fallait bien vivre mon propre quotidien dans un pays si loin de tout cela, en Suisse !! Il fallait trouver le moyen de vivre dans deux réalités en même temps : celle d’un pays paisible et sans tourmente et celle dans ma tête, d’un pays déchiré par une violence infernale. Comment en parler à celles et ceux autour de moi qui ne pouvaient pas deviner ce à quoi nous, libanais, devaient faire face à tout moment ?! Cette double conscience de mondes incommensurables, cette schizophrénie, d’une part et cette isolation, d’autre part, malgré toute la bonne volonté de mon entourage, faisaient partie de la vie loin du pays. Il est vrai qu’au bout des cinq ans j’ai obtenu mon doctorat en philosophie (je me demande d’ailleurs comment j’ai fait ?!), mais mon réel accomplissement était celui d’avoir survécu à tout cela et d’avoir gardé un minimum de santé mentale. Après les huit années de cette deuxième moitié de la guerre civile je suis rentrée pour enseigner la philosophie à l’Université Américaine de Beyrouth, et connaître la mainmise syrienne, les multiples guerres qui s’en sont suivies, les assassinats, le retrait de l’armée syrienne, l’hégémonie iranienne, les multiples agressions israéliennes et tout récemment la destruction des structures financières et étatiques du pays.

 

Dans tout cela, ma famille proche fut heureusement épargnée du pire : nous n’avons pas eu de blessés et/ou de morts à cause de la guerre, nous sommes restés chez nous et n’avons pas connu l’épreuve de devenir des réfugiés. Ainsi je sens que je ne peux pas me plaindre face à celles et à ceux qui ont vécus ces pires expériences. La longue guerre atroce a été dure à vivre, mais mon vécu n’était rien à comparer avec celui de celles et ceux qui avaient été meurtris dans leur chair, leurs chers et leurs biens. Ce n’est donc qu’avec beaucoup de modestie et d’humilité que je me permets de parler de mon vécu. Avec le temps, le besoin presque compulsif d’en parler s’est estompé. Le sujet a fait place à d’autres chapitres douloureux qui ont suivi la guerre civile. Il s’est passé tant de choses depuis. Des évènements dramatiques n’ont cessé de secouer nos vies et il semble ainsi qu’on a presque plus le “loisir” de revenir sur cette guerre. Mais nous portons tout ce vécu douloureux en nous et entre nous, nous les différentes communautés et factions du pays. Il y a tant à travailler.

 

Ces cinquante ans ont trop souvent touché l’ineffable, tout en appelant le profond besoin de s’exprimer et de nommer l’indicible. De là toute mon appréciation pour les artistes et intellectuels. lls qui ont pu mettre en mots et en formes notre vécu. Des écrits qui m’ont le plus touchée sont les Archives sentimentales d’une guerre au Liban de Nadia Tuéni.

 

Ce pays est un endroit dangereux pour la vie, la nôtre et celle de nos proches. C’est en même temps un pays nourricier d’une vie superbement abondante et bonne. Cela s’applique aussi à toute la région. C’est ainsi que ma famille dès la fin du 19eme siècle l’a vécue, depuis le génocide de 1915 et les déportations qui l’ont accompagné à la fin de l’Empire ottoman à partir d’Ourfa, Marach, Diarbekir, puis Alep jusqu’à Beyrouth. Beaucoup d’entre nous au Liban ont connu ce parcours générationnel. Il y a dans cette région meurtrière et meurtrie autant de raisons de lui tourner le dos que de s’y accrocher. Une chose m’est devenue claire les dernières années : pour celles et ceux qui optent d’y rester, l’impératif est de cultiver l’espérance en s’engageant politiquement, et de mettre cet engagement dans la longue durée, malgré la marge tenue d’impact possible face aux ingérences régionales et internationales généralement dévastatrices. Seul un tel engagement pourrait contribuer à créer un tant soit peu des structures qui pourraient protéger nos vies et tout ce qui nous tient à cœur.


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