À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), Entre Amnistie et Amnésie © est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Gabriel Gemayel, 55 ans, auteur, éditeur et consultant marketing.
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Beaucoup de souvenirs me reviennent souvent. Certains tracent des sourires radieux, d’autres amers.
Je me souviens d’une scène particulièrement triste d’un soir d’avril 1976. J’avais 7 ans à peine. Nous habitions à Gemmayzeh, un quartier limitrophe du centre-ville où les combats faisaient rage. J’attendais le retour de mon père en jouant tranquillement à la salle de séjour dont j’avais transformé le tapis en champ de bataille parsemé de soldats miniatures verts et beiges. Le bruit des clés dans la serrure me poussa à aller accueillir mon père à l’entrée de la maison. Il a franchi la porte en trainant les pas, sans même me remarquer. Son visage était noir et ses yeux rougis de larmes. Il s’est avancé vers ma mère et d’une voix étouffée, il a murmuré : « Amine Assouad a été tué sur une barricade aux aswék », avant de se laisser choir dans un fauteuil du salon. Abasourdie par la nouvelle, ma mère est restée figée quelques secondes avant d’éclater en sanglots tout en répétant en boucle : « Ya de3anak ya Amine, un garçon si gentil ». Amine était un proche parent, il n’avait que 18 ans.
Cette tragédie a énormément marqué l’enfant que j’étais. Je n’avais jamais vu mon père, mon héros, pleurer auparavant. Je venais de comprendre également que la guerre pouvait ravir un être cher à n’importe quel moment, sans crier gare. Mes lendemains sont devenus depuis plus angoissants.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Comme beaucoup d’enfants de ma génération, j’ai souhaité que l’école soit bombardée pour être en vacances.
Comme beaucoup d’enfants de ma génération, j’ai souhaité prendre les armes mais j’étais trop jeune.
Comme beaucoup d’enfants de ma génération, j’ai changé souvent d’école et de maison au gré des événements.
Comme dans beaucoup de familles, mon père a perdu son travail durant la guerre et a dû repartir plusieurs fois de zéro.
Comme dans beaucoup de familles, les miens ont compté beaucoup de martyrs.
Comme dans beaucoup de familles, ma maison a été détruite et nous l’avons reconstruite.
Comme beaucoup de ma génération, je regrette de n’avoir pas connu les trente glorieuses du Liban et je garde beaucoup de nostalgie pour l’ancien Beyrouth dont on nous a tant parlé.
Grandir avec la guerre en filigrane a ainsi imprégné mon vécu et forgé ma personnalité et mon caractère. Par exemple, ma passion pour l’écriture de livres consacrés à la guerre du Liban, ma nostalgie pour « Le Liban Suisse de l’Orient », mon intransigeance sur des sujets tels que la naturalisation et/ou l’implantation des réfugiés y puisent sûrement leurs racines.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
Pour ma part, mes sentiments liés à la guerre sont canalisés vers l’écriture de récits dont les sujets gravitent autour de la guerre du Liban. J’ai déjà publié trois ouvrages : Drôle de Guerre (2016) (ouvrage collectif), Croix de Guerre (2018) et Il était des nôtres (2024). D’autres livres sont en cours de rédaction.
La guerre est traitée dans mes ouvrages sous différentes approches. Drôle de Guerre adopte un ton humoristique pour relater mes souvenirs de la guerre qui sont écrits à la première personne du singulier pour que le lecteur s’identifie à mon vécu. Je crois que cet ouvrage est le seul qui aborde un sujet aussi lourd que la guerre avec autant de légèreté et de désinvolture. En revanche le ton est beaucoup plus sérieux dans Croix de Guerre qui raconte le parcours insolite d’un combattant depuis sa première prise d’armes jusqu’à son repentir. Le 3ème ouvrage, Il était des nôtres, se base sur un témoignage et sur une enquête personnelle qui a mené à la découverte de la vérité sur la mort d’un disparu de la guerre.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Les réflexes de la guerre sont à fleur de peau et n’attendent qu’un stimulus pour ressurgir. En comparant les épisodes de 2006 et de 2024 avec les 15 années de conflit (1975-1990), on remarque une différence majeure : nous avons aujourd’hui l’âge que nos parents avaient lors de la guerre civile. Par conséquent, les rôles et responsabilités sont inversées et, pour cette manche, c’était à nous de penser à toute la logistique de guerre : nourriture, argent, santé, abris, sécurité, transports, écolages etc.
Je compare nos réflexes d’aujourd’hui à ceux de la guerre des 100 jours en 1978 où, pour chaque pèlerinage à l’abri, il fallait porter le poste de radio, la torche électrique, des livres, des jeux de société et dérouler tout au long des escaliers des rallonges meurtrières pour le câble du téléphone. Tout ce bric-à brac a été remplacé aujourd’hui par le téléphone portable.
Dernier changement dans ce décor : lors des guerres précédentes, il fallait se réfugier dans les abris. Lors de la dernière guerre, les toits d’immeubles étaient plus sûrs que les sous-sols, en raison des bombes utilisées.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Les jeunes générations n’ont malheureusement plus les mêmes attaches à leur terre. Il existe chez eux un manque énorme de culture et de connaissance en ce qui touche l’histoire du Liban, la période post indépendance, mais surtout la tranche 1975 et au-delà.
Il est impératif que les jeunes apprennent l’histoire de leur pays et qu’ils sachent que le Liban d’avant a été créée et gouverné dans un engrenage huilé par le clientélisme, la corruption et le féodalisme politique. Dans cette équation qui n’a pas laissé de place à la méritocratie, à l’intégrité et au patriotisme, le chaos et la guerre étaient une fin inéluctable. Le nouveau Liban doit être l’antithèse des héritages pourris du passé. On naît Libanais avant d’être chrétien ou musulman.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
L’avenir me semblait morose jusqu’à l’accession du Tandem Aoun-Salam à la tête des institutions. J’ose espérer aujourd’hui que l’émergence du Liban-Nation est enfin possible.
En tant qu’auteur, mon rôle est d’écrire en toute objectivité une partie de l’histoire du Liban qui a toujours été occultée, de peur d’éveiller, soi-disant, d’anciens démons. Je parle bien entendu de la tranche 1970-2000. Tant qu’il n’y aura pas de lavage de cœur sincère, la braise couvera toujours sous les cendres.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Il est grand temps pour nous d’avoir un pays digne de ce nom. Il est grand temps d’avoir un président, des ministres et des députés qui œuvrent pour l’intérêt de la nation et non pour leurs magouilles d’épiciers. Nous avons vécu ce rêve pendant 21 jours en 1982. J’espère que les nouveaux dirigeants sauront saisir les chamboulements locaux, régionaux et internationaux et profiteront de ce Momentum pour créer le Liban de demain.
P.S. : Tout au long de ce questionnaire, la chanson de Charles Aznavour « Les enfants de la guerre » n’a pas quitté ma pensée. Toute une génération s’y retrouve à chaque parole.
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