À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Maher Harb, 42 ans, vigneron
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
La guerre civile a marqué ma famille de manière brutale et irréversible. J’avais sept ans lorsque mon père, lieutenant dans les forces de la Sûreté générale, a été touché par un obus en tentant de mettre sa mère à l’abri. Il a survécu une semaine aux urgences avant de succomber à ses blessures.
Pendant ces jours d’angoisse, ma mère risquait sa vie sous les bombardements pour lui apporter du sang et des médicaments. Pendant ce temps, mes frères et moi étions réfugiés avec ma tante dans un abri sous une école, entassés avec d’autres familles, manquant de nourriture et de protection, attendant les trêves.
Un jour de répit, nous avons pu voir mon père à l’hôpital. Malgré ses blessures, il plaisantait avec nous, essayant de nous protéger une dernière fois de la réalité. Avant de partir, il m’a regardé et m’a dit : « Sois fort, mon petit. » Ces mots sont restés gravés en moi.
Cette semaine a tout bouleversé. En un instant, nous avons perdu notre monde, notre sécurité, nos repères. Ce sont des souvenirs qui ne s’effacent pas et qui m’accompagnent encore aujourd’hui.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Un tel vécu ne peut pas disparaître sans laisser une empreinte profonde. Aujourd’hui, à 42 ans, j’ai passé ma vie à chercher une forme de paix avec ce traumatisme, à travers un travail personnel, spirituel, familial et émotionnel. J’ai longtemps porté en moi un sentiment d’injustice qui m’a façonné et guidé.
Cette guerre et la perte de mon père ont aussi nourri en moi une profonde humanité. Elles m’ont poussé à aimer l’homme, la nature, les animaux, à rechercher la paix et à rejeter la violence sous toutes ses formes. Pourtant, en grandissant, ce poids intérieur s’est souvent traduit par une colère, un besoin de justice absolue, qui m’ont mené vers les sports de combat et le choix de toujours emprunter la voie la plus exigeante, que ce soit dans mon éducation ou mon travail.
Enfin, le traumatisme du bruit reste ancré en moi. Je ne supporte pas les feux d’artifice, les sons violents, et plus encore, je ne comprends ni la guerre ni la haine. Ces cicatrices invisibles me rappellent chaque jour ce que je refuse d’accepter dans ce monde.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
Quand j’étais plus jeune, je n’arrivais pas à exprimer ce que je ressentais. J’essayais, mais j’avais toujours l’impression que personne autour de moi ne s’y intéressait vraiment. Alors, j’ai tout gardé en moi, et cela s’est transformé en une attirance pour la lecture et surtout pour l’écriture. J’écrivais beaucoup, c’était ma façon de libérer ce que je n’arrivais pas à dire.
En grandissant, notamment lors de mes années en France, mon expression est devenue plus introspective, presque comme un monologue. Je me parlais à moi-même, mais aussi à mon père, comme s’il était encore là. Cette quête m’a aussi poussé à me plonger dans des recherches sur la guerre civile libanaise, à lire et essayer de comprendre ce qui s’était passé. Mais cette compréhension ne venait pas, car ce conflit me semblait toujours insensé.
Dans la seconde partie de ma vie, mon expression a pris une autre forme : mon travail de vigneron. C’est en hommage à mon père que je suis revenu sur ma terre natale, sa terre, là où il repose. À travers la vigne et le vin, je transforme cette douleur en création, en quelque chose de positif.
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
En 2006, j’étais en France, en stage de fin d’études. Ce mois-là a été marqué par une angoisse constante. Tous mes traumatismes d’enfance sont remontés à la surface. J’appelais ma famille tous les jours, figé devant mon écran d’ordinateur, rafraîchissant sans cesse les pages d’actualité pour suivre ce qui se passait.
En 2024, la situation est différente. Je suis devenu père. Et alors que je pensais avoir surmonté mes traumatismes d’enfance, j’ai vécu les derniers mois après le cessez-le-feu dans une sorte de dépression diffuse, mêlant anxiété et peur, avec un besoin viscéral de protéger ma famille.
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Mon message est simple et clair : la guerre n’a aucun sens. Elle va à l’encontre même de l’essence de l’humanité et de la vie.
C’est ce message que je porte à travers mon travail, à travers la manière dont je vis et, surtout, à travers l’éducation de mon fils. Parce que l’avenir ne peut être bâti que sur la paix, jamais sur la haine.
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
L’avenir du Liban est incertain, mais j’ai appris à vivre avec cette réalité. Ce que je sais, c’est que je resterai ici, tant que possible, pour continuer à transmettre à mon fils l’amour et l’héritage de notre pays.
Mon rôle est de continuer à être un ambassadeur de mon pays à travers mon vin, en préservant notre nature, nos terroirs et nos traditions.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Ce que j’ai vécu m’a appris que la seule chose qui nous appartient vraiment, c’est ce que nous transmettons. Mon combat n’est ni politique ni militaire, il est humain.
Le Liban s’est construit sur la force de ses paysans, de ses vignerons, de ces hommes et femmes de la montagne qui ont façonné la terre avec patience et résilience. Ce sont eux qui ont donné au pays son identité, et je me considère comme leur descendant. C’est dans cet héritage que je puise ma force, et c’est cet esprit que je veux transmettre.
Credit photo : @Elena Kukoleva
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